"La Merteuil de Frears a sûrement inspiré Emmanuel Mouret pour sa Pommeraye"

Entretien
109 minutes 2018

Le film d’Emmanuel Mouret est librement inspiré d’un passage de "Jacques le Fataliste et son maître". Pouvez-vous replacer ce récit dans l’économie du livre de Diderot ?

« Madame de la Pommeraye et le marquis des Arcis » est un récit d’une cinquantaine de pages qui intervient à peu près au milieu de Jacques le Fataliste. L’histoire est racontée par une aubergiste à Jacques et son maître. C’est un récit étonnant car il arrive en quelque sorte « comme un cheveu sur la soupe » : alors que Jacques ne cesse de raconter à son maître ses aventures grivoises, l’aubergiste narre cette grande histoire d’amour, très noble, qui offre une réflexion philosophique sur l’amour.

Quels sont, selon vous, les choix marquants d’Emmanuel Mouret par rapport au récit de Diderot ?

Le film est dit « librement inspiré » de Diderot, mais j’y retrouve une grande authenticité, un profond respect du beau texte de Diderot. La principale liberté prise par Mouret est l’insistance sur Mademoiselle de Joncquières, un nom que l’on ne trouve pas dans le récit de Diderot, et qui a probablement été inventé par Emmanuel Mouret pour les besoins du film. En choisissant ce titre, Mademoiselle de Joncquières, le réalisateur met l’accent sur un personnage que Diderot laissait un peu de côté. Dans Jacques le Fataliste, ce personnage n’a pas d’individualité propre, elle est toujours associée à sa mère : l’aubergiste parle « des d’Aisnon » ou de « la d’Aisnon et sa fille ». 
Le caractère singulier de ce personnage, sa beauté, n’est révélé qu’à la toute fin du récit. Dans le film, Mademoiselle de Joncquières attire plus tôt l’attention du spectateur : malgré sa timidité, ses yeux toujours baissés, on perçoit bien qu’elle sera la clé de l’intrigue, celle qui fera échouer la machination de Madame de la Pommeraye.

Le film d’Emmanuel Mouret est léger, lumineux, comique. Ce ton enlevé vous paraît-il fidèle à l’œuvre de Diderot ?

Diderot était un écrivain très « décontracté », qui aimait mélanger les registres. Mais la légèreté n’est pas la même chez Diderot et chez Mouret. Dans Jacques le Fataliste, le récit fait par l’aubergiste est noir, incisif. La mise à distance comique est créée par le contexte, car les personnages qui écoutent ce récit – Jacques et son maître – sont là pour s’amuser. Et l’aubergiste raconte cette anecdote tragique tout en débouchant des bouteilles de champagne ! Chez Mouret, la distanciation humoristique vient du ton même du film : elle est introduite par le jeu des acteurs, notamment celui d’Édouard Baer, parfait dans son rôle.

Parlons justement de ce personnage incarné par Edouard Baer, le marquis des Arcis. Il est défini comme un « libertin ». Que signifie ce mot à ce moment précis du XVIIIe siècle ?

Au XVIIIe siècle, le libertin est quelqu’un qui a pris de la distance avec la religion et la morale qui lui est associée. C’est donc une personne qui a un comportement léger en amour, et qui l’affiche en plein jour. Le libertin assume ses infidélités, car en provoquant son entourage il espère le convertir à son mode de vie ! 
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les libertins suscitent haine et jalousie. « L’amour est une offense pour ceux qui en sont dépourvus », comme le dit Madame de la Pommeraye dans le film (avant d’en être elle-même privée).

Le libertinage n’était donc pas largement pratiqué, comme on le croit parfois ?

Au contraire, le libertinage était réprouvé, car il contrariait les usages de l’époque. Les époux du XVIIIe siècle n’étaient pas obligés d’avoir des sentiments l’un pour l’autre, mais ils étaient tenus de respecter les apparences. Dans les aventures extra-conjugales, la discrétion donc était de mise. Les libertins, qui vivaient ces incartades au grand jour, étaient montrés du doigt.

Qu’en était-il de la fréquentation des prostituées ? Dans le film, le mariage du marquis avec Mademoiselle de Joncquières, une ancienne prostituée, est fortement décrié par ses contemporains.

Beaucoup de libertins fréquentaient des courtisanes et des prostituées. Et ces femmes étaient considérées comme utiles à la société, notamment parce qu’elles faisaient l’éducation sexuelle des jeunes gens. Mais en aucun cas il n’était permis de les épouser ! Cette barrière-ci était moralement infranchissable. 

Quel regard portait Diderot sur ces usages amoureux du XVIIIe siècle ?

Le point de vue de Diderot est très moderne. À travers ce récit, il affirme que la vertu n’est pas là où l’on croit. Le personnage le plus vertueux de son histoire, Mademoiselle de Joncquières, est aussi le plus scandaleux – une ancienne prostituée, sans argent. À l’inverse, Madame de la Pommeraye, qui nous est présentée comme une très grande dame, porteuse d’une très haute idée de l’amour, se révèle finalement cruelle et immorale.
Cette très haute idée de l’amour, c’est d’ailleurs ce que reproche Diderot à ce personnage. Pour lui, il vaut mieux ne pas trop attendre de l’amour. L’inconstance des hommes est consubstantielle à leur nature, car ils sont soumis, au cours de leur vie, à des influences sans cesse changeantes. On ne peut donc leur reprocher leur infidélité, car la nature est plus forte que la vertu.

Les personnages du récit de Diderot  ne peuvent donc être rangés dans des cases, définis comme intrinsèquement bons ou intrinsèquement mauvais ?

Diderot désigne très clairement la vertu : Mademoiselle de Joncquières est une petite pierre précieuse au milieu d’un monde corrompu. Mais il refuse de juger ses autres personnages. Le marquis des Arcis, infidèle patenté, sait malgré tout reconnaître la vertu. C’est d’ailleurs très beau cette idée qu’a Diderot de faire tomber amoureux un libertin. On a l’impression d’assister à une conversion ! Et Madame de la Pommeraye, bien qu’elle soit une grande manipulatrice, est une femme très digne. Il y a là quelque chose de shakespearien, que Diderot explique bien dans Le Neveu de Rameau : si l’on vise le sublime, il ne faut pas seulement le placer dans la vertu.

Diderot n’était donc pas un moraliste ?

Ses récits sont porteurs d’une morale, mais cette morale est toujours implicite. On n’est pas chez La Bruyère ou La Fontaine. C’est au lecteur de forger sa propre morale. Diderot était un humaniste plus qu’un moraliste. Pour lui, il fallait de tout pour faire un monde : des bons, des méchants, des amoureux, des jaloux… Toutes ces conduites étaient humaines, alors pourquoi les condamner 
Et puis Diderot considère presque la passion comme une maladie. Il veut montrer comment le corps se transforme sous l’effet de l’amour, et comment il en vient à gouverner les esprits. Un peu comme Marivaux, il place ses personnages dans des situations données, et il observe, en scientifique, les réactions en chaîne que cela provoque.

La vie personnelle de Diderot éclaire-t-elle également ce refus de la condamnation morale ?

Oui parce que Diderot a beaucoup « pratiqué » l’amour ! Il a commencé par tomber éperdument amoureux d’une fille du peuple, Antoinette Champion, qui tenait avec sa mère un petit commerce de lingerie. Comme Mademoiselle de Joncquières, cette jeune femme d’une extraordinaire beauté était de haute naissance mais avait perdu toute sa fortune. Diderot l’a épousée, et a payé cher ce mariage puisque son père l’a renié et déshérité.
Diderot était aussi un libertin. Mais un libertin jaloux ! Il a donc des traits communs avec les deux héros de ce récit : le marquis des Arcis pour sa liberté, et Madame de la Pommeraye pour sa jalousie.

Attardons-nous également sur Madame de la Pommeraye, qui est un personnage très moderne : une femme indépendante, qui tient un discours quasi féministe. Mais un personnage à qui Diderot semble donner tort, puisque sa vengeance finalement échoue. Quel regard porte l’auteur sur ce personnage ?

Diderot considère que la vengeance de Madame de la Pommeraye est légitime : elle ne fait que défendre son honneur. C’est une femme dont on peut penser que, si elle avait été un homme, elle aurait provoqué le marquis des Arcis en duel. Mais cette dignité que Diderot lui prête au début du récit glisse peu à peu du côté de Mademoiselle des Joncquières. Diderot était un homme du peuple : entre l’aristocrate qui se venge et la jeune fille désargentée qui est victime de cette manipulation, il n’a aucun mal à choisir son camp.
Mais un récit assez proche, « Madame de la Carlière », écrit à la même époque, met en scène uniquement un homme et une femme, autour de l’infidélité de l’homme. Et dans ce récit-ci, Diderot concentre la vertu entre les mains du personnage féminin, qui ne veut pas vivre dans la demi-mesure et préfère quitter l’homme qu’elle aime plutôt que d’être mal-aimée.

Par son machiavélisme, Madame de la Pommeraye a souvent été comparée à la marquise de Merteuil, héroïne des "Liaisons dangereuses" de Choderlos de Laclos. Les deux œuvres sont d’ailleurs contemporaines. Que pensez-vous de ce rapprochement ?

Le parallèle est très frappant quand on compare les films adaptés de Diderot et de Laclos. Je pense que la Merteuil de Stephen Frears a inspiré Mouret pour sa Pommeraye. Un indice parmi d’autres est cette robe jaune, couleur de la jalousie, que portent à plusieurs reprises les deux personnages féminins dans leurs films respectifs.
Mais il y a aussi des différences marquantes entre les deux femmes. La marquise de Merteuil est libertine, ce qui n’est pas le cas de Madame de la Pommeraye. Et elle ne connaît pas l’amour : elle a décidé de ne jamais aimer pour ne jamais souffrir. La marquise de Merteuil a aussi une dimension féministe plus évidente que Madame de la Pommeraye : elle veut se venger des hommes parce qu’elle est soumise aux contraintes d’une société machiste.

Le récit de Madame de la Pommeraye et du marquis des Arcis est basé sur une suite de mensonges. Les personnages jouent un rôle, feignent des émotions qu’ils ne ressentent pas. Ne peut-on dresser un parallèle avec le "Paradoxe sur le comédien" de Diderot, l’idée que moins l’on sent plus l’on fait sentir ?

Madame de la Pommeraye est en effet une sacrée comédienne ! Elle sait parfaitement contrôler ses sentiments, et c’est ce qui lui permet de mener à bien sa machination. On le perçoit tout particulièrement dans une scène du film que j’aime beaucoup, lorsqu’elle convie Mademoiselle de Joncquières et sa mère à dîner et propose au marquis de passer, à l’improviste. Elle ment à tout le monde, et elle jouit du spectacle qu’elle se donne. C’est en effet une bonne démonstration de l’idée selon laquelle le meilleur des comédiens est celui qui contrôle le mieux ses émotions. À l’inverse, dans cette scène, Édouard Baer joue à merveille un personnage qui joue mal parce qu’il est débordé par ses émotions : chacune des phrases que prononce le marquis des Arcis sonne parfaitement faux. 

"Mademoiselle de Joncquières" est un film où l’on parle beaucoup. Rares sont les moments où les personnages ne dissertent pas. Pourquoi cet art du dialogue était-il si cher à Diderot ?

Parce que Diderot était un grand bavard ! Surtout, Diderot recherche l’effet de réel. Il n’est pas intéressé par la fiction, car il considère que les héros de la vie réelle sont bien plus intéressants. De là naissent tous ces récits insérés, inspirés d’anecdotes qu’on lui a racontées. Les dialogues sont un moyen de renforcer cet effet de réel. Il n’y a pas de descriptions chez Diderot, le récit est très efficace. 
Ce qu’il veut avant tout, ce sont des actions et des sentiments. Il utilise donc une langue très incisive, ce qui explique d’ailleurs pourquoi ses récits vieillissent si bien. On le constate aujourd’hui à la faveur des nombreuses adaptations théâtrales de ses textes. Et le film d’Emmanuel Mouret en est également une illustration forte, puisqu’on ne perçoit même pas la différence entre les dialogues tirés de Jacques le Fataliste et ceux inventés pour le film.

* Odile Richard-Pauchet est maître de conférences en littérature française du XVIIIe siècle à l’université de Limoges.
Parmi ses publications : « Diderot, inventeur du marivaudage ? », dans
Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie (2012) ; Diderot dans les Lettres à Sophie Volland, une esthétique épistolaire (Champion, 2007)