Au miroir des bons sauvages

Critique
de Jacques Malaterre
84 minutes 2010

Entre passé et présent, entre tradition et modernité… Ao, le dernier Néandertal s’assume volontiers comme un film de l’entre-deux, mais d’un entre-deux qui peine à trouver sa propre voie.

L’intention du réalisateur, Jacques Malaterre, est claire : il s’agit de remonter le temps pour retrouver les derniers Néandertals, en 30 000 ans avant Jésus Christ, alors même qu’ils vivent leurs derniers instants en Europe. Le projet est rare, les attentes à la hauteur de l’événement : à l’exception de Roland Emmerich et de son improbable 10 000, long-métrage bloqué à mi-chemin entre la préhistoire et l’image de synthèse, les réalisateurs ont laissé de côté, trente longues années durant, le genre préhistorique, après le succès de La Guerre du feu (1981). Ceux qui connaissent le film de Jean-Jacques Annaud ne seront pas dépaysés : on passe ainsi d’une scène de chasse à l’autre (chasse à l’ours, chasse au lapin, chasse au canard, chasse au crapaud), d’un abri sous roche à des huttes, de combats violents entre tribus à des duels entre Homo Sapiens et Néandertals, de scènes d’accouchement au réalisme déroutant à des scènes d’amour version nature sauvage, des repas autour du feu aux pratiques picturales des hommes des cavernes… Le film de Jacques Malaterre décalque d'ailleurs quasiment le scénario de La Guerre du feu : Ao se lance non plus à la recherche du feu, mais de son frère, quête au terme de laquelle il rencontre une Homo sapiens, Aki, qui lui enseigne la médecine comme le maniement d’armes en bois. Prenant le contre-pied des épopées cinématographiques les plus récentes, qu’elles confrontent des hommes à des extra-terrestres (Avatar) ou des héros à des dieux (Le Choc des Titans), Ao le dernier Néandertal a le grand mérite de refuser la facilité numérique pour n’embaucher que des animaux vivants, tourner uniquement en extérieurs et faire confiance au maquillage pour transformer les acteurs en « vrais » Néandertals (voir leur fameux « bourrelet sus-orbitaire »). Mais le film emprunte trop à des recettes déjà éprouvées par d'autres cinéastes ou par Jacques Malaterre lui-même dans sa trilogie documentaire réalisée pour France Télévision (L’Odyssée de l’espèce, Homo sapiens et Le sacre de l’homme) pour surprendre vraiment.

Le film n'en porte pas moins une démarche audacieuse pour l’appréhension de la préhistoire. Epaulé par la directrice de recherche au CNRS, Marylène Patou-Mathis, Jacques Malaterre réussit le tour de force non seulement d’évoquer, en une heure et demie de film, les différentes hypothèses proposées pour expliquer la disparition des Néandertals, mais aussi et surtout de privilégier les plus récentes. Contre l’idée d’une extinction massive et brutale lors d’un refroidissement climatique, il privilégie l’hypothèse d’une disparition progressive liée à des maladies congénitales (symbolisée dans le film par le saignement de nez d’Ao) ou coïncidant avec l’arrivée en Europe des Homo sapiens. S’il n’est pas exclu qu’une pandémie liée à une infection transmise par ces « hommes modernes » ait pu décimer les Néandertals, il est également possible qu’une dissolution génétique de la population néandertalienne dans celle des Homo sapiens, par accouplement fécond (comme il se produit entre Ao et Aki) soit venue à bout des derniers survivants. Dans une perspective comparable, Jacques Malaterre choisit de réhabiliter le Néandertal. Contre le cliché solidement ancré dans l’imaginaire collectif et porté par La Guerre du feu, qui le considère comme une brute sauvage, Ao se comporte comme un homme sensible, sympathique, amoureux, respectueux des morts et des autres hommes, doué de langage et d’une pensée symbolique. L’hypothèse est séduisante, son traitement à l’écran déroutant. Néophyte en préhistoire, on hésite longtemps à saluer l’audace de cette représentation moderne des Néandertals ou bien à condamner le ridicule de l’anachronisme. Car, non content d’être doué de sentiments humains, Ao se comporte en homme du XXIe siècle. Veuf, il s’engage dans une histoire d’amour qui le conduit à prendre la tête d’une famille recomposée. Pacifique, il regrette que les Homo sapiens puissent se montrer violents. Ecolo, il s’émerveille devant la nature, caresse amoureusement les animaux et s’amuse à reproduire leur cri, conscient qu’ils appartiennent tous au même monde. A mi-chemin entre l’objecteur de conscience et l’aïeul de Tarzan, il refuse de prendre les armes pour tuer d’autres hommes et se propose de traire des juments sauvages pour sauver sa belle-fille… A trop vouloir sauver les Néandertaliens en tordant le cou au mythe de la brute, on risque fort de tomber dans l’écueil inverse en les transformant en bons sauvages.

A cet égard, les Néandertals servent directement le projet premier de Jacques Malaterre : interroger la modernité grâce à notre passé. Guidé d’un bout à l’autre par un proverbe africain suivant lequel « quand tu ne sais plus où tu vas, regarde d’où tu viens », le long-métrage invite le spectateur à l'introspection. Il lui faut traiter avec respect un homme néandertalien qui est resté plus longtemps que lui sur terre (300 000 ans), considérer avec suspicion la violence des siens, les Homo sapiens (qui rejettent l’autre pour sa différence), comprendre que de ses choix dépendent la préservation de la nature et surtout le sort de sa propre race… Que faire de cet appel au civisme, au développement durable et à l’humilité ? On pourra en tout cas rappeler qu’il participe d’une recette moralisante éculée : depuis le XVIIIe siècle, c’est bien au miroir des bons sauvages que l’on stigmatise les vices de civilisation, dans les libelles philosophiques comme dans les films américains à grands budget, depuis Danse avec les loups jusqu’à Avatar