Dark waters © Participant - Killer Films

"Au cours du XXe siècle, plus de 100 000 molécules ont été conçues par l’industrie chimique"

Entretien
de Todd Haynes
126 minutes 2020

Pouvez-vous retracer l’histoire du développement de l’industrie chimique au XXe siècle ? À partir de quand les objets de consommation issus de la chimie et de la pétrochimie ont-ils commencé à envahir le monde ?

Stéphane Frioux : Si elle prend un énorme essor au XXe siècle, l’industrie chimique est l’héritière de progrès qui remontent au siècle des Lumières. En effet, dès le XVIIIe siècle, des produits comme l’acide sulfurique et la soude sont synthétisés et utilisés dans de nombreux processus de fabrication, notamment dans l’industrie textile. Le XIXe siècle marque quant à lui l’essor de la chimie des colorants. La tradition d’industrialisation, qui existe déjà sur le continent européen, s’étend à l’Amérique du Nord.
Au XXe siècle, deux secteurs sont innovants. Le premier est le secteur de l’agriculture, avec le développement des engrais chimiques et, dans le contexte de la Première Guerre mondiale, du procédé Haber-Bosch de synthèse de l’azote. L’azote permet à la fois de produire des armes (explosifs) et de meilleurs engrais de synthèse. Le second secteur innovant est celui des médicaments, une industrie qui est à la fois vectrice de progrès, et génératrice de pollution.

Et après la Seconde Guerre mondiale ?

C’est le développement de la pétrochimie, en lien avec la société de consommation. Les matières plastiques sont en plein essor. Par la suite, les États-Unis ont été touchés par l’industrialisation de l’alimentation avec des aliments transformés. La société de consommation va aussi avoir des conséquences : les machines à laver et les lessives au phosphate vont rapidement polluer les cours d’eau dans les années 60 et 70, à mesure que les particuliers s’équipent de ces appareils. Au cours du XXe siècle, plus de 100 000 molécules chimiques ont été produites par l’industrie.

Quand les industriels ont-ils compris les effets néfastes (sur l’environnement et sur la santé) des molécules qu’ils avaient conçues ? Ont-ils tous été dans le déni et la dissimulation comme la firme DuPont dans le film ?

Dès les débuts de l’industrialisation, les chimistes ont très vite su que leurs productions n’étaient pas sans causer de dommages à l’environnement. Dès le XIXe siècle les scientifiques se rendent compte que quand ils produisent de l’acide sulfurique ou de la soude, la végétation est brûlée aux alentours et les bêtes qui pâturent à côté sont atteintes… Cette notion de dangerosité des productions chimiques n’est pas nouvelle.
Les industriels vont mettre en place des politiques d’indemnisation des agriculteurs. Cela va se passer par exemple en France autour de Salindres dans le Gard, le berceau du groupe industriel Péchiney (seconde moitié du XIXe siècle). La dangerosité est connue mais l’urgence est à un dédommagement immédiat. Personne ne pense à la mesure de l’exposition chronique, au fait de boire pendant 20 ou 30 ans une eau polluée.
Dans l’entre-deux-guerres aux États-Unis, les industriels repèrent les effets néfastes de l’exposition à certains produits chimiques sur leur main d’œuvre. Le même cas est présenté dans le film avec les cancers des salariés de DuPont. Ces effets vont être mis en lumière par la toxicologie, une science qui se développe sur le principe dose-réponse. À partir d’une certaine dose, l’organisme humain répond. Évidemment, lorsque cela concerne la main d’œuvre, le problème est traité en interne et les puissances publiques ne s’y intéressent pas ou peu. Il va falloir attendre les premiers scandales dans les années 1960 pour que le problème franchisse la frontière de l’usine et de ses employés.

L’EPA (Environnemental Protection Agency) a été fondée en 1970 aux États-Unis. Quelles ont été les étapes qui ont poussé l’état américain à se doter d’une législation environnementale et d’un organisme pour la faire respecter ?

Pour comprendre la création de l’EPA, il faut se remettre dans le contexte de ce que l’on a appelé en France les Trente Glorieuses. À cette époque, un certain nombre de scientifiques commencent à remettre en question les effets de l’industrialisation chimique et de la croissance. L’une des plus célèbres s’appelle Rachel Carson. Carson est une biologiste américaine qui publie en 1962 le livre Silent Spring (Le Printemps Silencieux en français), dans lequel elle s’attaque au DDT (Dichlorodiphényltrichloroéthane) et aux insecticides. Comme pour le Téflon, le DDT a été lié à des recherches menées pendant la Seconde Guerre mondiale par des firmes chimiques.
Après la guerre, ces insecticides vont être massivement utilisés dans le secteur civil (démoustication dans les zones humides, par exemple), tuant énormément d’insectes et provoquant d’autres effets : la disparition d’oiseaux, l’accumulation de la substance dans la chair des poissons puis des êtres humains qui en consomment… Ce livre va être très lu et commenté outre-Atlantique. Il y a eu d’autres lanceurs d’alertes à la même époque bien sûr, comme les scientifiques vivant à Long Island qui se sont aperçus que leur eau était polluée par les phosphates des lessives. Cet esprit de contestation atteint son paroxysme le 22 avril 1970, le « jour de la Terre », au cours duquel 20 millions d’américains se mobilisent d’une manière ou d’une autre pour la planète en allant écouter une conférence, faire une action de nettoyage de déchets, protester contre la pollution de l’air… Tout cela va mener en 1970 à la création de l’EPA.

Quel est le rôle de l’EPA ?

Le rôle de l’EPA est de prendre des mesures sur les produits toxiques en composant avec la spécificité du fonctionnement constitutionnel américain. La question de l’environnement dépend, dans ce pays, de chaque état. Les normes sur la pollution automobile, par exemple, ne sont pas les mêmes dans le Michigan, qui protège son industrie automobile, et en Californie, qui défend une certaine qualité de vie. L’EPA ne va donc pas pouvoir s’attaquer directement aux affaires de pollution de l’eau, qui se jouent à un niveau local. Elle va plutôt agir dans l’idée de réguler un certain nombre d’éléments chimiques. Une des premières grandes interventions fédérales a lieu lors de l’affaire de « Love Canal », un quartier près des chutes du Niagara où une ancienne décharge de produits chimiques avait été remblayée et cédée à la ville pour permettre la construction d’une école et d’un quartier résidentiel. Cela va mener à une loi sur l’inventaire des sites les plus pollués et sur les remédiations possibles (système Superfund).

L’évolution a-t-elle suivi le même chemin en Europe ? Sommes-nous plus protégés que les citoyens américains, notamment à travers le règlement REACH ?

L’Europe a plutôt eu tendance à compter sur la puissance publique pour impulser (ou non) la mise en place de réglementations sanitaires et environnementales avec des seuils de concentration acceptable dans l’environnement de tel ou tel produit, des normes de qualité de l’eau, des normes dans l’air de taux de dioxyde de soufre… Ce qui a laissé de côté tous ces facteurs d’expositions à long terme. Face aux lacunes de ce processus public, le règlement REACH a été mis en vigueur en 2007. Il vise à inverser la charge de la preuve : au lieu que les agences publiques cherchent à démontrer qu’un produit peut être toxique, ce sont les industriels qui doivent prouver que leur molécule n’est pas nocive avant de la mettre sur le marché. Ils doivent aussi indiquer des règles de précaution d’usage. Pour le glyphosate, les industriels ont par exemple indiqué que ces produits n’étaient pas dangereux s’ils étaient utilisés avec des gants, des combinaisons… reportant ainsi la responsabilité sur les usagers.

Au-delà de la pollution de l’eau en Virginie, le film montre que l’acide perfluorooctanoïque est utilisé dans de nombreux objets du quotidien dont le Téflon. Comment ces affaires ont-elles été perçues par le grand public ? À quelle époque les médias ont-ils commencé à mettre en lumière ces scandales sanitaires ?

En France, ces affaires ont commencé à surgir il y a une trentaine d’années notamment grâce aux lanceurs d’alerte. Nous pouvons citer par exemple les enseignants-chercheurs de Jussieu à Paris qui, dès la fin des années 70, se sont inquiétés de l’amiante contenue dans les bâtiments de l’université. Pendant les années 80, les industriels ont essayé de dissimuler les effets sanitaires de l’amiante. Les médias ont aussi relayé dans les années 70 le cas de la maladie de Minamata au Japon, due au mercure dans les eaux polluées d’un port japonais. Affaire du sang contaminé, crise de la vache folle, etc. : le système de santé et de veille sanitaire a été beaucoup remis en question depuis 30 ans.

De quand date le concept de « perturbateur endocrinien » ? Comment a-t-il fait évoluer l’opinion publique ?

Le concept a été créé en 1991 par la scientifique Theo Colborn. Le terme désigne des molécules chimiques susceptibles d’altérer les fonctions hormonales notamment pour la reproduction. Ils ont fait évoluer l’opinion et l’action publique parce qu’ils mettent à l’épreuve le savoir classique de la toxicologie. Ces substances agissent à très faibles doses et elles ne sont pas toxiques en elles-mêmes mais elles perturbent l’organisme discrètement et sur le long terme. Les médias et les politiques s’en sont emparés et certaines municipalités ont ainsi mis en place des plans « zéro phyto » pour supprimer le glyphosate et les produits similaires dans l’entretien de leurs espaces verts. La pression médiatique des associations de consommateurs a aussi le pouvoir faire évoluer les mentalités ;  nous avons pu le voir il y a quelques années avec les alertes sur le bisphenol A contenu dans les plastiques et les biberons.

Quelles pourraient être des solutions pour lutter plus efficacement contre les pollutions chimiques et leurs conséquences sur l’environnement et la santé des êtres humains ?

L’idéal serait un système où le principe de précaution serait le plus large possible. Cette solution sera difficile à mettre en place face aux pressions incessantes de l’industrie pour mettre de nouveaux produits sur le marché. La toxicologie montre ses limites : en faisant des tests sur des rats, on va montrer qu’au-dessous d’un certain seuil il n’y a pas de risque. Sauf que 15 ou 20 ans plus tard des études épidémiologiques vont révéler que le risque existe bien pour l’homme après une longue durée de consommation ou d’exposition. La solution pourrait donc être d’arrêter de faire confiance aux seuils et aux normes et d’être beaucoup plus vigilant sur l’autorisation de toutes les substances dont on sait qu’elles pourraient être potentiellement dangereuses. En somme, faire passer la précaution avant les intérêts commerciaux et économiques.

Stéphane Frioux est maître de conférences d'histoire contemporaine à l’Université Lumière Lyon 2, chercheur au laboratoire LARHRA et spécialiste de l’histoire de la pollution atmosphérique et de la qualité de l'environnement.