Fuocoammare, par delà Lampedusa©Meteore Films

"Aujourd’hui, sur Lampedusa, les migrants sont devenus invisibles"

Entretien
de Gianfranco Rosi
114 minutes 2016

Fuocoammare s’ouvre sur plusieurs cartons qui font le point sur la situation migratoire à Lampedusa. Sur l’un d’entre eux on peut lire : « Ces 20 dernières années, près de 400 000 migrants ont débarqué à Lampedusa ». L’arrivée de migrants sur cette petite île italienne n’a donc pas commencé avec la crise migratoire actuelle ?

Matthieu Tardis* : Si l’on prend la situation de l’Europe dans son ensemble, les migrants arrivent en proportion importante sur ses côtes depuis une dizaine d’années au moins. Ils sont d’abord arrivés en Espagne, et déjà à l’époque, des photos de cadavres de migrants sur les plages, juste à côté des touristes, avaient ému l’opinion. Puis les contrôles sur les côtes espagnoles se sont renforcés et en 2007 les flux se sont détournés vers les îles Canaries. Depuis 2008, la Grèce est la principale porte d’entrée en Europe. Mais ce qui est inédit depuis septembre 2015, c’est l’ampleur de ces flux. C’est pour ça qu’on parle aujourd’hui de « crise migratoire ».

Quelle est la particularité des flux migratoires qui arrivent en Italie ?

M.T. : Les migrants qui arrivent en Italie viennent surtout d’Afrique. Les profils sont donc plus divers qu’en Grèce, qui accueille essentiellement des Syriens, qui ont de grandes chances d’obtenir l’asile en Europe. Les migrants venus d’Afrique, surtout d’Afrique de l’Ouest, sont plutôt assimilés à des migrants économiques ; ils sont donc moins susceptibles d’obtenir le statut de réfugié.
Mais cela pose une question : qu’est-ce qu’être réfugié aujourd’hui ? Il y a vingt ans, un réfugié, c’était un activiste politique qui fuyait son pays pour sauver sa vie. Aujourd’hui, dans les représentations collectives, un réfugié, c’est forcément quelqu’un qui fuit la guerre. Du coup, le débat politique oppose les « bons réfugiés » aux migrants économiques, alors que ce schéma ne correspond pas du tout à la réalité des migrants qui débarquent en Italie. La contrainte qui oblige une personne à quitter son pays est beaucoup plus complexe qu’une simple opposition réfugiés/migrants économiques.

Ce qui frappe dans le film, c’est l’absence totale de relations entre les migrants et les habitants de l’île. Lampedusa ne fait que 20km2 et pourtant ces deux populations ne se croisent jamais. Comment expliquer cette séparation ?

M.T. : C’est en effet ce qui m’a frappé dans le film. Avant, la situation était différente. Le sauvetage et l’accueil des migrants étaient moins organisés, il y avait moins de moyens. L’Europe était moins présente, et les migrants plus livrés à eux mêmes. Je ne dis pas que c’était mieux, mais cela permettait des contacts avec la population. Aujourd’hui, sur Lampedusa, les migrants sont devenus invisibles.

Vous dîtes que l’Europe est plus présente à Lampedusa depuis quelques années. Pourtant dans Fuocoammare, on a l’impression que seule la marine italienne prend en charge les opérations de sauvetage des migrants en mer.

M.T. : Ce sont principalement les bateaux de la marine italienne qui s’occupent des opérations de sauvetage en mer, on le voit très bien dans le film. Le problème de l’Union européenne est qu’elle n’a pas de visage : ses actions sont invisibles, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne fait rien. Depuis le début de la crise migratoire, en septembre 2015, l’Union européenne a pris de nombreuses décisions : elle a par exemple mis sur pieds un programme de relocalisation des demandeurs d’asile, pour soulager la Grèce et l’Italie. Le problème est que la mise en oeuvre de ces décisions n’est pas effective. La responsabilité en incombe aux États-membres. En septembre 2015, l’Union européenne a décidé de relocaliser 160 000 demandeurs d’asile sur deux ans. Mais un an après cette décision, au 31 août 2016, seuls 4 700 demandeurs d’asile ont effectivement été relocalisés. Quand les États-membres dénoncent l’inaction de l’Europe, ils font preuve d’une certaine malhonnêteté.

On voit dans le film, et l’actualité en apporte régulièrement des preuves tragiques, que ces voyages migratoires sont extrêmement dangereux. Gianfranco Rosi n’hésite d’ailleurs pas à filmer les cadavres de migrants morts en mer. N’existe-t-il pas des voies d’entrée légales qui permettraient d’éviter ces morts ?

M.T. : Il y a de nombreuses voies légales d’entrées pour les réfugiés, mais elles sont sous-exploitées.

La plus importante est la réinstallation : le transfert d’un réfugié à partir d’un premier pays d’asile vers un second pays d’asile. Les États-Unis utilisent beaucoup cet outil, tout comme le Canada et l’Australie. L’Union européenne, elle, réinstalle beaucoup moins de réfugiés. Les Européens se défendant en arguant du fait qu’ils reçoivent plus de demandes d’asile que les États-Unis, le Canada ou l’Australie, du fait de la situation géographique de l’Europe, très proche des zones de conflit. Mais on ne peut plus accepter l’existence d’un cimetière maritime géant à notre frontière sud. Il faut donc trouver des solutions pérennes, et la réinstallation en est une. L’Union européenne a d’ailleurs pris quelques engagements à cet égard. En octobre 2015, elle s’est engagée à réinstaller 20 000 personnes depuis la Jordanie, l’Égypte et le Liban. Et l’accord avec la Turquie signé en mars 2016 prévoit la réinstallation de 72 000 réfugiés. Mais là encore, la mise en oeuvre est difficile. Pour l’heure, on ne compte que 1 000 réfugiés réinstallés dans toute l’Europe. Un chiffre bien faible si on le compare, par exemple, à la réinstallation des boat people dans les années 70. La France, à elle seule, avait alors accueilli 100 000 réfugiés via un mécanisme de réinstallation.

L’Union européenne pourrait également mener une réflexion sur les visas humanitaires, qui sont pour le moment utilisés de manière discrétionnaire. Faire en sorte que des réfugiés puissent entrer légalement sur le territoire européen est non seulement un moyen de sauver des vies, mais permet également de lutter contre les passeurs, un objectif maintes fois réaffirmé par les chefs d’État européens.

Le film montre la vie quotidienne des migrants dans le centre d’accueil de Lampedusa. Combien de temps les migrants restent-ils sur l’île ?

M.T. : Les migrants sont très vite rapatriés sur le continent. Ce n’est pas un centre d’accueil que l’on trouve à Lampedusa mais un hotspot, un centre qui permet d’enregistrer les migrants, de les identifier et de prendre leurs empreintes. Une fois ces démarches effectués, les migrants sont acheminés, par avion, dans d’autres centres d’hébergement en Italie.

Mais les Italiens sont aujourd’hui confrontés à une difficulté qui devient de plus en plus inquiétante. En Grèce, les migrants débarquent directement sur certaines îles, et sont pris en charge à partir de ces îles. En Italie, ils sont sauvés en mer, mais pas forcément débarqués dans les hotspots. La seule obligation des navires qui les prennent en charge est de les amener vers le premier « port sûr ». Cela signifie qu’un certain nombre de migrants arrivent directement dans des centres d’hébergement, sans passer par l’identification et l’enregistrement. Ils s’évaporent ensuite dans la nature et on les retrouve aux frontières française et suisse - notamment à Vintimille, qui constitue un point de fixation important puisque la France ferme de plus en plus sa frontière. Il y a donc un gros problème de désorganisation dans la gestion de ces migrants qui arrivent en Italie.

Samuele, le petit garçon que l’on suit tout au long du film, a un oeil « aveugle », qui ne transmet pas à son cerveau les informations qu’il reçoit. Vous pensez que les opinions publiques, française et européenne, sont elles aussi incapables de voir correctement la réalité de cette crise migratoire ?

M.T. : Je pense que beaucoup de gens n’ont pas envie de regarder cette réalité en face. Le problème est qu’on a fait de cette crise migratoire une question très technique : on parle de chiffres, on a construit des catégories extrêmement fermées (migrants économiques versus réfugiés). Mais on oublie souvent qu’il s’agit là de vies humaines. Le risque avec ce type de discours, c’est que les populations se désintéressent de la question, et qu’elles en laissent la pleine responsabilité aux experts et aux organisations non-gouvernementales (ONG). Évidemment, on a besoin de ces experts et de ces ONG pour résoudre la crise migratoire. Mais on ne pourra trouver de solutions durables sans le concours des citoyens. Si l’Allemagne par exemple arrive à accueillir autant de demandeurs d’asile, c’est aussi parce que la population se mobilise. Mais à Lampedusa, on laisse le citoyen de côté, et du coup le sens de l’accueil des réfugiés se perd totalement.

Le cinéma peut-il avoir un rôle dans cette remobilisation des citoyens ?

M.T. : Oui, car le cinéma, qui s’empare de plus en plus de cette thématique, permet de renouveler la réflexion et d’atteindre un public qui ne s’intéressait pas, a priori, à cette question de la migration.

* https://www.ifri.org/fr/a-propos/equipe/matthieu-tardis