"Ce qu’il y a de spécifique à l’Algérie à cette période, c’est le contrôle des femmes à travers leur voilement"

Entretien
de Mounia Meddour
106 minutes 2019

Le film Papicha s’ouvre sur l’évocation d’attentats terroristes et fait état d’une grande confusion dans le pays. Quel est le contexte politique dans l’Algérie d’après 1990 ? Pourquoi appelle-t-on cette période la « décennie noire » ?

Les années 1990 et 1991 marquent la fin du parti unique en Algérie. Différentes forces politiques vont alors s’exprimer pour la première fois. Malheureusement, cela va profiter au Front islamique du salut (FIS). Ce n’est qu’après l’arrêt des élections, où le FIS est en passe de rafler la majorité absolue à l’assemblée nationale, que le parti est interdit en 1992. Suite à cela, des groupes terroristes islamistes vont se constituer. Ils commencent d’abord par des attentats ciblés qui se généralisent vers les années 1994-1995. Entre 1990 et 1992 le FIS a eu largement le temps de distiller une certaine idéologie rigoriste.
Lorsque le film commence, la terreur règne. On le voit par exemple avec le contrôle de la voiture lorsque Nedjma et son amie vont en boîte de nuit. Ces forces antiterroristes qui les arrêtent étaient appelées les « ninjas » et elles vérifiaient chaque voiture qui passait. À cette époque, il y a des attentats un peu partout. Les Algériennes et les Algériens ne comprennent pas bien cette violence qui se traduit par des morts. Parfois, on peut même avoir dans la même famille deux opinions idéologiques différentes qui s’affrontent. Le voisin devient tout à coup celui qui va venir vous assassiner, ce qui instaure un climat de peur. On compte environ 200 000 victimes pendant cette période.

Quelle était la situation des femmes en Algérie avant les événements décrits dans le film ?  À l’image du personnage de Nedjma, existait-il des revendications, voire un mouvement féministe dans l’Algérie du tournant des années 90 ?

Le mouvement féministe algérien est né dans les années 70. Il se manifestait alors visiblement et publiquement, sans avoir réellement d’existence officielle puisque le parti unique interdisait de se regrouper en association. En revanche, dès que les partis et les associations ont été légalisés au début des années 90, les groupements féministes se sont montrés au grand jour et ont commencé à demander l’égalité. Pendant la montée du FIS, les féministes algériennes ont dû se battre contre deux éléments. D’un côté, l’idéologie islamiste, qui est contraire à l’égalité entre femmes et hommes et dont on voit les effets dans Papicha. Et d’un autre, elles ont continué à se dresser contre le code de la famille, qui est une loi officielle qui les minorise par rapport aux hommes.

Le vêtement occupe une place symbolique très forte dans le film : Nedjma veut devenir créatrice de mode, et la pression intégriste se concentre sur le port du hidjab. Comment expliquer cette volonté de contrôler le corps de la femme, qui se cristallise dans la question vestimentaire ?

Le harcèlement, les tentatives de viol, les violences, tous ces éléments que l’on voit dans le film ne sont pas spécifiques à l’Algérie. Il s’agit d’un fond commun qui est subi par toutes les femmes dans le monde. Ce qu’il y a de spécifique à cette période et à l’Algérie, c’est en effet le contrôle des femmes à travers leur voilement. A cette période, le hijab va se généraliser. La circulation dans l’espace est déjà codifiée, restreinte, même si les filles continuent à aller à l’université ou à travailler. Mais elles doivent changer de vêtements. Le contrôle des femmes, qui n’est pas spécifique à la période islamiste, passe aussi par des mœurs rigoureuses. L’une des copines croyantes de Nedjma, Samira, est mise enceinte par son copain. Son frère veut lui imposer un mariage. Ce qui la terrifie, ce n’est pas le FIS mais cette union forcée par un membre de sa famille. Cette situation se serait déjà passée comme cela 20 ou 30 ans auparavant, et peut-être même pire encore, on l’aurait simplement tuée. Il faut distinguer l’oppression séculaire des femmes par le patriarcat et l’aggravation de la situation avec l’islamisme.

Qui étaient ces femmes portant le hijab que l’on voit plusieurs fois dans le film et qui s’introduisent notamment dans un cours de littérature française pour protester contre l’instruction des femmes présentes ?

Elles faisaient partie de brigades du parti. Cet aspect est intéressant dans le film : on montre que les femmes sont présentes dans toutes les catégories idéologiques de l’Algérie. Nedjma est radicale, elle résiste à tout prix, c’est une femme libre. Certaines de ses copines sont plus conformistes. Et le film montre aussi celles qui adhèrent à l’idéologie islamiste : la personne qui tue la sœur de Nedjma mais aussi cette brigade qui s’introduit en cours. Ce sont des étudiantes qui se réclament de l’idéologie islamiste. Il faut aussi noter que cette scène se passe dans un cours de littérature française : le français, la langue de l’ex-colonisateur, était opposé à l’arabe, vue comme la langue sacrée. Tout ce qui venait de l’étranger était décrié.

On voit que la propagande passe par des affiches, des tracts distribués dans le bus … Quels outils ont-ils été mis en place pour instaurer la peur et pour imposer un contrôle sur le corps des femmes ?

Le premier outil utilisé était la mosquée. Avant, les femmes n’y allaient pas, elles priaient chez elles. Le FIS, qui contrôlait beaucoup de mosquées, les a encouragées à s’y rendre dans les années 90. Les prêches étaient faits pour frapper les esprits et convaincre les foules. Pour le reste, ils fonctionnaient comme un parti politique avec affichage, distribution de tracts, militants qui diffusent les messages, etc… Et au besoin avec la terreur.

L’éducation est une question importante du film : la cité universitaire est vue comme un « bordel à ciel ouvert », l’amie de Nedjma qui doit se marier lui dit que son futur mari lui demande d’abandonner la fac… Quel impact a eu la décennie noire sur le système éducatif du pays (programmes, recrutement, scolarisation des filles…) ?

Malgré la violence et le terrorisme, les sociologues ont constaté la montée de la scolarisation des filles. À partir des années 90, et même un peu avant, on constate que les filles réussissent mieux à l’école et qu’elles sont plus nombreuses dans les cycles secondaires eu supérieurs. Aujourd’hui, il y a à peu près 68% d’étudiantes. Ce phénomène n’a pas du tout été enrayé par le terrorisme. D’ailleurs, les islamistes ne disent pas aux filles de ne pas étudier ou travailler, ils leur disent de le faire dans le décence. On voit dans le film qu’il y a beaucoup de femmes portant le hijab à la cité universitaire.

Son petit ami la pousse à partir et à quitter l’Algérie avec lui. Cette situation de fuite du pays était-elle fréquente ?

Oui, beaucoup de ceux qui se sentaient ciblés, majoritairement des intellectuels, sont partis. Ils avaient les moyens et ils pouvaient avoir des visas ou être accueillis par des collègues français ou canadiens. Il y a eu une vague de départs autour de 1997 qui a duré jusqu’en 1999-2000. Avant cela déjà, des personnes étaient incommodées par la pesanteur idéologique et essayaient de quitter le pays. La problématique de l’exil a été posée très vite dès le moment où l’on a vu que le fait que le FIS soit interdit n’apportait pas de solution politique mais aggravait au contraire les violences. C’était une question de survie et notamment pour les militantes. Nabila Djahnine, féministe et présidente d’une association de femmes, a d’ailleurs été assassinée en 1995.

A quel moment s’achève cette « décennie noire » qu’a traversé l’Algérie ? Dans quel état a-t-elle laissé le pays ?

Elle s’est achevée avec la loi sur la concorde civile en 1999. Le président Bouteflika va alors conclure des accords avec les groupes terroristes pour qu’il y ait un cessez-le-feu. Il leur accorde l’amnistie s’ils arrêtent la violence. Cette décennie a laissé un peuple tétanisé et une société politique très affaiblie. Pendant toutes ces années, l’Algérie était en état d’urgence. Elle n’a été levée qu’en 2011. Cela signifie des limitations des libertés publiques et individuelles… Les gens ne croyaient plus en la chose politique parce qu’il n’y avait plus de société civilisée, le pays se trouvait au cœur un tourbillon de violences inouïes.

Quelle est la situation des femmes en Algérie aujourd’hui ? Où en est le mouvement féministe ?

Le mouvement féministe n’a jamais cessé d’exister. Pendant la période de la décennie noire, il se contentait d’essayer de survivre, du fait des limitations des libertés publiques et politiques. Après l’arrêt des violences, le mouvement a repris de son élan. Aujourd’hui plus que jamais. La question de l’égalité se posera tant qu’il y aura ce code de la famille, qui créé une discrimination dans la loi entre les hommes et les femmes. La période des violences des années 90 a aussi permis au mouvement féministe de parler des violences sexistes, puisqu’à cette période on a été témoin de l’enlèvement et du viol de jeunes femmes par des groupes terroristes. Ces évènements, qui étaient inadmissibles pour la société algérienne, ont permis de lancer une discussion plus large sur les violences faites aux femmes. Beaucoup d’associations se sont développées sur ces questions. Et depuis le 22 février, de nombreuses jeunes femmes et féministes s’organisent en groupe sur Facebook, dans la rue, dans leur village, pour participer au mouvement de contestation du régime. On peut vraiment dire que sur ce plan le pays est en plein effervescence.

Feriel Lalami est docteure en sociologie à l’Université de Poitiers. Elle est notamment l’autrice de Les Algériennes contre le code de la famille (éditions Science Po, 2012).