L'Histoire Officielle©Pyramide Distribution

"Ces enlèvements d'enfants étaient un outil de la répression, ils avaient un objectif politique."

Entretien
de Luis Puenzo
112 minutes 1986

Zérodeconduite : Le récit de L’Histoire officielle, le film de Luis Puenzo, commence en mars 1983. Pouvez-vous préciser le contexte historique dans lequel se trouve l’Argentine à ce moment là ?

Nadia Tahir : En mars 1983, l’Argentine vit les derniers mois de la dictature. Les premières élections démocratiques auront lieu quelques mois plus tard, en Octobre 1983. La dictature est alors dirigée par sa quatrième junte, qui a pris le pouvoir après la guerre des Malouines. Évoquée à plusieurs reprises dans le film, cette guerre a été une véritable catastrophe pour la dictature et a accéléré la chute du régime.

L’une des premières séquences montre Alicia face à sa classe, pour son premier cours d’histoire de l’année. Elle affirme à ses élèves que « comprendre l’histoire nous aide à comprendre le monde » et qu’« aucun peuple ne peut survivre sans mémoire ». Comment comprenez-vous ces deux phrases ?

N.T. : C’est presque une incongruité de mettre des phrases pareilles dans la bouche d’Alicia ! On voit à quel point son personnage ne sait rien de l'Histoire et croit tout ce qu’on lui raconte. Pour moi, il faut donc interpréter ces phrases comme une profession de foi de l’équipe du film : le but avoué est que cette Histoire officielle soit une pierre apportée à l’Histoire et à la mémoire argentines. Il faut rappeler que le film est sorti en 1984, très peu de temps après la chute de la dictature. Il est donc urgent de faire comprendre aux Argentins ce qu’il s’est passé sous la dictature, pour éviter que l’histoire se répète.

Une autre phrase forte entendue dans le film est celle lancée à Alicia par un de ses élèves : « L’Histoire est écrite pas les assassins ». Faut-il comprendre cette phrase de manière littérale ?

N.T. : Oui. Pendant les années de dictature, il y a eu une vraie volonté de la junte d’écrire l’histoire de cette période. En avril 1983, le gouvernement promulgue le « Document final », un texte produit par la junte pour raconter ce qu’il s’est passé dans le cadre de la lutte contre la « subversion ».
Si l’on prend l’exemple des disparitions forcées, le régime admet, dès 1979, que des personnes ont disparu. Mais l’Histoire est écrite de façon à dédouaner le régime : les disparus sont présentés comme des « subversifs » qui soit se cachent en Argentine soit vivent un exil doré. Dans le film, c’est ce qui est reproché à Ana, la meilleure amie d’Alicia qui revient tout juste d’exil.

Après la chute du régime, comment se sont construites l’Histoire et la mémoire des crimes de la dictature ?

N.T. : Il faut distinguer plusieurs périodes. À la chute de la dictature, l’urgence est d’obtenir des informations pour retrouver les disparus, dont certains sont peut-être encore en vie. Ce mouvement est porté par des associations comme les Mères et les Grand-Mères de la Place de Mai - on voit d’ailleurs beaucoup ces dernières dans le film de Luis Puenzo.
Au niveau national, le premier gouvernement démocratique, dirigé par Raul Alfonsin, cherche à mettre en place des outils pour comprendre ce qu’il s’est passé. Il créé notamment la CONADEP, la Commission nationale sur la disparition de personnes.
Dans un second temps, quand l’espoir de retrouver les disparus s’amenuise, c’est la justice qui prend le relais. S’en suit une multiplication des procédures judiciaires. Mais à cette période, l’armée est encore très puissante et un nouveau coup d’État paraît encore possible. Pour apaiser les tensions, le gouvernement d’Alfonsin organise, en 1985, un procès de la junte. Neuf hauts responsables sont jugés. L’objectif de ce procès est de reconnaitre, publiquement, qu’il y a eu, pendant la dictature, répression d’État, prisonniers politiques, torture, disparitions forcées.
Les premières actions sont donc focalisées sur la justice. Mais la question de la mémoire n’est pas totalement absente. Certains membres d’associations militent notamment pour la non-destruction des lieux de détention des disparus.

À partir de quand cette question de la mémoire devient-elle centrale ?

N.T. : C’est dans les années 1990 qu’elle commence à prendre plus d’importance. Des monuments en mémoire des disparus sont érigés dans certains quartiers. Mais le gouvernement, dirigé par Carlos Menem entre 1989 et 1999, affirme clairement sa volonté de tourner la page.
Il faudra ainsi attendre la fin des années 1990 pour que la construction de la mémoire devienne une véritable préoccupation nationale. La mémoire prend alors une forme plus pratique : on récupère les centres clandestins de détention pour en faire des lieux du souvenir.

Et qu’en est-il aujourd’hui ? L’Argentine est-elle en paix avec sa mémoire ?

N.T. : Pas pleinement. La société et l’État ne sont pas toujours d’accord sur les formes à donner à cette mémoire. Il y a notamment un débat permanent sur la transformation des lieux de détention clandestins : d’un côté l’État souhaite en faire des musées, de l’autre les associations appellent plutôt à la création de mémoriaux.
Par ailleurs, avec l’arrivée au pouvoir de Mauricio Macri en octobre 2015, les choses sont en train de changer. Les Kirchner ont énormément fait pour la construction de la mémoire argentine. Macri, à l’inverse, a déjà commencé à couper les financements des lieux de mémoire. Une polémique assez vive a éclaté le 24 mars dernier, à l’occasion du 40e anniversaire du coup d’État de 1976. Macri a participé aux commémorations (il ne pouvait pas faire autrement), mais, le même jour, il recevait le président Obama en visite officielle. Cela a été perçu comme une provocation par de nombreux Argentins.

Alicia est un personnage qui parait très naïf. Comment est-ce possible qu’une large partie de la population argentine ait, comme elle, pu ignorer les crimes de la dictature ?

N.T. : Il faut comprendre que les militaires ont toujours pris soin d’expliquer leur action à la population. Ils sont arrivés au pouvoir en clamant qu’ils étaient là pour remettre de l’ordre et qu’ils restaureraient ensuite la démocratie. Évidemment, ils ne communiquaient que sur ce qu’ils voulaient bien faire savoir. Mais les journaux par exemple n’étaient pas interdits de publication. C’est pour cela qu’Alicia, qui est un personnage crédule, a le sentiment d’avoir des informations et ne va pas chercher plus loin.
De plus, la répression dictatoriale a été complètement clandestine. Les disparus n’étaient pas détenus dans des grands camps mais dans de petits centres de détention, des commissariats par exemple, parfois même des maisons particulières. Et il n’y avait pas de règles. On laissait entendre que n’importe qui pouvait disparaître du jour au lendemain. Une partie de la population, terrorisée, préférait ne pas savoir, ou tout du moins se taire.

Quel est l’intérêt, pour Luis Puenzo, d’avoir comme personnage principal quelqu’un qui ne savait pas ? Plutôt qu’un-e militant-e ?

N.T. : Encore une fois, il faut rappeler que le film sort en 1984, très peu de temps après la chute de la dictature. Pour rallier le soutien de la société au message de son film, Puenzo doit laisser entendre que la société a elle aussi été victime du régime. C’est pour cela que le film cherche des excuses à Alicia. La scène du confessionnal est à cet égard très intéressante. Alicia raconte son histoire au prêtre (présenté, lui, comme complice de la dictature) : ses parents morts quand elle avait 5 ans, sa grand-mère qui lui fait croire qu’ils sont partis en voyage. Elle a été élevée dans le mensonge, elle est donc conditionnée pour croire les mensonges que le régime, à travers le personnage de son mari, lui raconte.

Que savait-on à l’époque de la sortie du film des enfants volés, ces enfants de disparus arrachés à leur famille et donnés par le régime ?

N.T. : La première association de proches de disparus est créée en décembre 1976, seulement 9 mois après le coup d’État. Puis en 1977 se créent les Mères et les Grand-Mères de la Place de Mai. Ces associations font rapidement connaître la situation, en Argentine et à l’international. À partir de 1982, les manifestations sur la Place de Mai prennent de l’ampleur : ceux qui s’intéressent à la situation politique en Argentine ne peuvent plus ignorer que des enfants ont disparu.

Sait-on aujourd’hui combien de personnes ont disparu, combien d’enfants ont été volés ?

N.T. : Ces chiffres sont difficiles à établir. Les associations estiment qu’il y a eu 30 000 disparus, chiffre repris par le gouvernement de Nestor Kirchner. Mais les chercheurs parlent plutôt de 12 000-15 000 personnes. Pour les enfants, c’est encore plus compliqué. Les Grand-Mères de la Place de Mai estiment qu’environ 500 enfants ont été enlevés à leur famille.

Pourquoi le régime a-t-il enlevé ces enfants ? Ne pouvait-il pas les rendre à leur famille biologique ?

N.T. : C’est la question que pose Roberto, le mari d’Alicia : « Gaby [leur fille adoptive, NDR] n’est-elle pas mieux avec nous ? » Le régime considérait que ces enfants ne pouvaient pas être rendus à leur famille biologique car ils seraient à leur tour devenus des « subversifs », comme leurs parents. Ces enlèvements étaient donc un outil de la répression contre la « subversion », ils avaient un objectif politique.

Le film a-t-il eu un fort retentissement en Argentine au moment de sa sortie ? Est-ce qu’il a participé au travail de mémoire engagé par la société ?

N.T. : Deux films ont été extrêmement importants pour construire la mémoire de la dictature : L’Histoire officielle et La Nuit des Crayons d’Héctor Olivera (La noche de los lápices, 1986) qui raconte l’enlèvement d’un groupe de lycéens. Ces deux films ont été utilisés comme outils pédagogiques dans toutes les écoles argentines jusqu’à très récemment - c’est un peu moins le cas depuis le début des années 2000 et la multiplication des films sur ce sujet. L’Histoire officielle a donc largement contribué à la construction d’une mémoire de la dictature, même si c’est une mémoire imparfaite car sans nuances : le grand méchant (le régime/Roberto), les gentils (les grand-mères de la Place de Mai) et la société (Alicia), à qui on ment et qui vit dans la peur. D’autres films, plus politiques, sont ensuite venus nuancer et préciser cette histoire de la dictature.

Nadia Tahir est maître de conférence à l’Université Caen-Normandie. Ses recherches portent sur la dictature argentine, les associations de victimes, les politiques et les lieux de mémoire. Elle a notamment publié Argentine : mémoires de la dictature, Presses Universitaires de Rennes, 2015.

Propos recueillis par Philippine Le Bret