Timbuktu©Le Pacte

"C’est une internationale de djihadistes qui a occupé Tombouctou en 2012"

Entretien
de Abderrahmane Sissako
97 minutes 2014

Dans une interview, Abderrahmane Sissako compare le djihad à une auberge espagnole. Qui sont ces combattants ? D’où viennent-ils et pourquoi ?

Michel Galy : Comme le montre le film, c’est en effet une internationale de djihadistes combattants qui a occupé Tombouctou en 2012. Ils venaient aussi bien d’Algérie (les plus nombreux) que d’Afghanistan, du Pakistan ou du Nord du Nigéria. Ce qui les fédère, c’est le désespoir. Tout comme ceux qui s'engagent pour le Hamas à Gaza ou auprès des Frères musulmans en Egypte, ces hommes sont des déshérités, des laissés pour compte. N’ayant plus espoir ni dans l’État ou un quelconque système électif, ni dans le développement à l’occidentale, ils se tournent vers une sorte d’islam mythique et rétrograde, qui offre une compensation symbolique à leur situation. Au passage, il est intéressant de s’arrêter sur le nom du mouvement religieux du Nigéria Boko Haram (groupe sunnite pour la prédication et le djihad) : en arabe, le terme « Boko » signifie livre et « haram » signifie interdit. En somme, « l’éducation occidentale est mauvaise ». C’est la raison pour laquelle ils interdisent l’instruction, la lecture, la musique... 

Il y a une problématique spécifique au Mali.

M.G. : Les islamistes d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) qui étaient à Tombouctou, ceux du Mouvement pour l’Unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) à Gao ou d’Ansar Dine, ont des positions très différentes par rapport à l’État malien. Mais ils font leur lit de la faillite du développement et du système occidantal qui l'a porté. A Tombouctou comme à Gao, malgré les milliards de francs CFA déversés ces trente dernières années, depuis les "pseudo-indépendances" de 1960, il n’existe toujours pas d’école, de puits, ni même de système de santé. Les insurgés sont dans une situation doublement périphérique : périphérie politique par rapport à Bamako et périphérie sociale puisque ce sont des nomades, souvent Touaregs, qui nourrissent une rancœur contre les négro-africains du sud dans le cas du Mali. Bien au-delà du Mali, dans toute cette zone saharo-sahélienne, ces touaregs ont l’impression d’être les dupes des temps des indépendances. Celles-ci ont transformé les dominants d'hier en subalternes. Les indépendances les ont dépossédés et placés en situation de subalterne par rapport à l’État central. L’occupation de Tombouctou en 2012, et la tentative jusqu’en janvier 2013 de prendre le pouvoir dans la capitale malienne Bamako, constituent une forme de revanche. Leur tentative a échoué à cause de l’opération Serval menée par les militaires Français en janvier 2013.

Dans quelle situation se trouve le Mali aujourd’hui ?

M.G. : Les mouvements indépendantistes proches du Mouvement National de Libération de l’Azawad (MNLA) ne tiennent qu’une ville, Kidal, une petite cité-État touareg où ils sont dominants. Les Touaregs ne possèdent que 10 à 20% du Nord du territoire malien. L’avant-garde militante veut un État, comme les kurdes au Proche-Orient. C’est un peuple sans état. Leurs aspirations vont bien au-delà de Kidal et du Nord-Mali. Ce qu’ils appellent l’Azawad est un territoire presque entièrement désertique situé dans le Nord du Mali, recouvrant des zones saharienne et sahélienne, dont des groupes séparatistes Touaregs qui réclament l'indépendance, qu'ils ont proclamée en 2012, avant d'y renoncer le 14 février 2013. Aucun État n'a reconnu cette revendication et le territoire est encore le plus souvent appelé « Nord du Mali ». Les Touaregs veulent un foyer national touareg dans cinq pays, dont la Mauritanie (où le film a été tourné), le Nord du Niger, une partie de la Lybie. C’est leur projet national.

Comment distinguer les indépendantistes Touaregs des djihadistes tels que montrés dans le film ?

M.G. : Dans le cas de Tombouctou, les djihadistes sont plutôt d’origine étrangère mais dans d’autres zones comme celle de Gao, avec le Mujao et Ansar Dine, des villages entiers sont islamistes. Il ne faut pas voir les islamistes comme un groupe extérieur à la société. À Bamako, on estime qu'ils comptent entre 15 et 20% de sympathisants parmi la population. Ce n’est pas par la seule option militaire que le problème sera résolu. Des réformes en profondeur sont nécessaires. Depuis six mois, des négociations se déroulent d’ailleurs à Alger entre le gouvernement central du président malien Ibrahim Boubacar Keïta et les représentants des groupes touaregs, dont quelques-uns qui sont proches des djihadistes combattants.

Sur quoi portent ces négociations ?

M.G. : Du côté étatique, il est question d’un désarmement en échangé d'une décentralisation poussée. Les indépendantistes touaregs réclament eux une large autonomie, puisque le mot indépendance est tabou pour l’État central, ainsi que pour une myriade d’organisations internationales qui soutiennent ces négociations. Les djihadistes ne se reconnaissent pas dans ces revendications, même si à titre individuel, ils peuvent se retrouver dans certaines factions indépendantistes. Il n’existe pas de bons Touaregs d’un côté et de méchants djihadistes de l’autre. Il y a une interpénétration entre les groupes, des passerelles notamment par les réseaux familiaux.

Quelles sont les conséquences de l’opération militaire française sur le terrain ?

M.G. : On peut parler d'un demi-succès, ou d'un demi-échec. Il y avait environ 3000 djihadistes combattants. Un tiers peut-être d’entre eux ont été tués. Une autre partie a été emprisonnée. Ceux de la base, la piétaille, ont été rendus à la vie civile, certains se sont peut-être inscrits au MNLA. Le reste des combattants, peut-être un millier, a reflué vers les pays extérieurs. C’est pourquoi la France a été forcée de former une contre-guérilla, l’opération Barkhane, menée au Sahel depuis le mois d’août 2014. Elle s’étend sur les cinq pays de la zone sahélo-saharienne : Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger et Tchad. Le plus grave dans ce processus est le fait que les accords de défense signés avec les pays de la zone permettent aux forces françaises de nomadiser, comme les islamistes ou les Touaregs, et donc de franchir les frontières sans en demander l’autorisation. La réponse est pertinente d'un point de vue militaire, mais les conséquences politiques sont graves car ce faisant, on affaiblit les États que l’on prétend défendre. Le problème n’est pas traité en profondeur. Dans notre ouvrage La Guerre au Mali (La Découverte, 2013), le politologue Bertrand Badie appelle à un traitement social du djihadisme qui s’attaquerait à ses causes.

Qu’en est-il de la population civile au Mali ?

M.G. : Elle pense exactement l’inverse de ce qu’on pense à Paris. Les Français sont contre les méchants djihadistes que le cinéaste met en scène de manière un peu manichéenne. En France, on soutient les Touaregs, ces hommes en bleu filmés de façon très romantique par Abderrahmane Sissako, qui sont également les alliés habituels de l’armée française… Tandis qu’à Bamako, on diabolise les Touaregs : ce sont les anciens seigneurs, les ennemis traditionnels. Les revendications islamiques semblent certes un peu exagérées, mais cela ne les choque pas autant que nous. Ce contraste entre notre vision et celle de la population malienne se focalise sur la ville de Kidal, qui cristallise le nationalisme malien. À Bamako, l'opinion estime qu'il est anormal que Kidal soit en dehors de la République malienne et soupçonne les Français d'être du côté des Touaregs.

En plus des forces françaises, la Minusma (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation au Mali) est également présente au Mali.

M.G. : L’Union européenne (qui agit un peu comme le cache-nez de la France) a déversé depuis un an un pactole de trois milliards d’euros, destiné à relancer le développement du Mali : cet argent est sensé servir à reconstruire les mausolées détruits de Tombouctou, à faire sortir de terre des routes, des écoles, des dispensaires. Le risque est que cet argent se perde une nouvelle fois dans les sables de la corruption. Le Nord pourrait devenir inaccessible à cause des problèmes de sécurité et les routes, les dispensaires et les écoles ne seront toujours pas construits.

Le conflit au Nord Mali a aussi entraîné un exode massif de la population, des réfugiés qui se retrouvent aujourd’hui par milliers dans des camps, au sein des pays limitrophes.

M.G. : Nombreux Maliens, au moment de la conquête touareg et ensuite djihadiste, ont été obligés de quitter le pays et se réfugier en Mauritanie. Médecins sans frontière a rédigé un rapport terrible nommé Perdus dans le désert à propos de ces camps qui se trouvent au milieu de nulle part, dans une zone saharienne très dure. Les réfugiés y survivent dans des conditions précaires. Près de 80% de réfugiés sont des Touaregs. Les tenants d’un islam fondamentaliste qui essayaient au Mali, non sans résistance, d’empêcher la danse, la musique, d’instaurer un couvre-feu et d’interdire les relations hors mariage, le font aujourd’hui dans les camps de réfugiés hors du Mali.

Pourquoi les djihadistes qui sont issus eux-mêmes de la misère font vivre la terreur à des populations vivant dans le même dénuement ?

M.G. : Radio France Internationale a publié sur son site un reportage intéressant sur le sujet. Quand l’armée française, entre janvier et avril 2013, a poursuivi les djihadistes depuis Mopti, Gao, Tombouctou, des documents internes du mouvement islamiste ont été retrouvés. Un des leaders qui passait pour un des plus violents, Abou Zaïd, y écrivait qu'il fallait d'abord obtenir la sympathie de la population, conquérir "les cœurs et les esprits", comme le disaient les Américains en Afghanistan, pour pouvoir ensuite imposer progressivement la charia. Pour obtenir la sympathie de la population, les djihadistes ont par exemple fait baisser le prix des aliments de base (tout simplement parce qu’il y avait plus de douane), ils ont salarié les jeunes au chômage… Mais d’autres leaders n’étaient pas d’accord, ils voulaient imposer une charia très violente.

Les djihadistes cherchaient à ébranler l’opinion internationale en détruisant le patrimoine culturel de Tombouctou.

M.G. : Les saints, les tombeaux, il y en a un peu partout, au Maroc, au Sénégal, mais la ville de Tombouctou est un symbole : c’est une capitale culturelle, elle a constitué pendant des siècles un carrefour entre le Maghreb et l'Afrique noire. Dans le contexte culturel occidental la destruction des mausolées et des manuscrits est un geste très choquant, qui rappelle la destruction des Bouddhas de Bâmiyân par les talibans afghans en mars 2001. Mais pour comprendre, il faut se resituer dans un contexte musulman, et faire un parallèle avec l'iconoclasme chrétien, byzantin ou protestant. Les idoles ou les saints sont des faux symboles, il faut les détruire pour revenir à une relation directe entre Dieu et les fidèles. La destruction des mausolées, est un peu comme, toute proportion gardée, la lutte contre le paganisme en occident. Pour les islamistes, il s’agit de rétablir un islam orthodoxe contre le culte des saints. Chacun sait qu’en Occident, l'Église a lutté contre le culte des saints, ressenti comme une résurgence du paganisme gréco-romain. Autant pour nous et pour un certain nombre de Maliens (attachés à leurs saints, qui servent d’intermédiaires entre Dieu et les hommes), c’est choquant, autant pour ceux qui ont une vision plus fondamentaliste de l’islam, c’est une démarche qui est vue avec bienveillance. C'est très différent des lapidations, comme celle à laquelle on assiste dans le film et le retour à une charia sanglante.

La lapidation à mort de ce couple ayant eu des enfants hors mariage à Aguelhok en 2012 a été le déclencheur de l’écriture du film Timbuktu. Leurs bourreaux avaient filmé la scène et l’avait diffusé sur internet. La propagande et les mises en scène des djihadistes sont stupéfiantes.

M.G. : Elles sont moins accentuées que pour l’État islamique DAESH en ce moment, qui en fait une utilisation sidérante. Ils possèdent même une unité axée sur la propagande, sur les réseaux sociaux où ils montent des films ultra violents de décapitations.

Propos recuillis par Magali Bourrel