Walkyrie©TFM Distribution

Claus Von Stauffenberg, héros ambigu

Critique
de Bryan Singer
110 minutes 2009

Des bottes qui claquent, des ordres, des contre-ordres, des documents officiels détournés, des réunions secrètes, des tentatives d’assassinat, des armées manipulées, des généraux hésitants, des Prussiens résolus… et finalement une bombe qui n’explose pas assez violemment. C’est sur un rythme haletant que Bryan Singer mène ainsi le spectateur sur les traces du colonel Claus von Stauffenberg, depuis la Tunisie, où il est gravement mutilé en 1943, jusqu’à la Tanière du Loup, bunker dans lequel il tente vainement de tuer Hitler le 20 juillet 1944. Habile synthèse entre le film historique et le thriller endiablé, Walkyrie sonne la charge aux détracteurs des grandes productions américaines. Le réalisateur d’Usual Suspects démontre ici brillamment qu’il est possible de monter un film spectaculaire sans travestir la réalité historique. Peu d’erreurs ou d’invraisemblances (seule l’attitude légèrement désinvolte d’Hitler face aux revers de la Wehrmacht pourrait laisser sceptique). La trame événementielle est respectée, les protagonistes du complot sont minutieusement mis en scène. Les puristes, même armés de la biographie Hitler de Ian Kershaw, pourront difficilement trouver à redire.
Ce souci du réalisme historique satisfera-t-il pourtant pleinement les enseignants d'Histoire de Troisième et de Première qui ont le nazisme comme la Seconde Guerre Mondiale à traiter avec leurs élèves ? Probablement non, car Bryan Singer ne signe pas une œuvre pédagogique. La fenêtre ouverte par le long métrage sur la période au programme reste très étroite. Les thématiques habituellement abordées en classe apparaissent rarement. Focalisé essentiellement sur les faits et gestes de Claus von Stauffenberg, B. Singer ne fait allusion ni à l’idéologie nazie ni aux grandes phases du conflit et encore moins à son caractère total. Les camps de concentration et d’extermination sont à peine mentionnés. Les hauts dignitaires nazis (Goebbels, Goering, Himmler, mais aussi Hitler) sont entraperçus. Efficace, le réalisateur ne s’est pas perdu dans un long portrait de l’Allemagne hitlérienne.
Si le film se prête peu ainsi à une étude détaillée au collège ou au lycée, il n’en constitue pas moins une accroche intéressante pour approfondir deux questions historiques particulières.
Par son art de la mise en scène et son sens du suspens, Bryan Singer réalise tout d’abord la prouesse de rendre captivante la polycratie nazie. Tout n’est que jeu de pouvoir entre administrations concurrentes. Aux rivalités personnelles et aux ambitions carriéristes se mêlent ainsi des conflits entre le NSDAP, la SS, la Wehrmacht et l’armée de réserve. Le pouvoir reviendra à celui qui anticipera les souhaits d’Hitler et saura satisfaire ses exigences.
Le film offre par ailleurs l’occasion de se frotter à l’épineux problème de l’adhésion des Allemands au nazisme. Objet d’un virulent débat historiographique depuis la thèse de D. Goldhagen (Les Bourreaux volontaires de Hitler, 1997), selon laquelle l’antisémitisme exterminateur est spécifique au peuple allemand, cette question est indirectement suggérée dans Walkyrie. Si le film ne traite pas de la résistance passive dont l’ampleur reste encore à déterminer, il suggère différentes pistes de réflexion habituellement retenues par les historiens pour expliquer la faiblesse de la résistance active en Allemagne. Les très rares opposants à Hitler, qui d’ailleurs n’étaient pas de fervents démocrates (à l’exception notable du groupe La Rose Blanche mené par Hans et Sophie Scholl en 1943), ont longtemps hésité à passer à l’action. Plusieurs obstacles se sont dressés devant eux, comme en témoigne le parcours de Claus von Stauffenberg. Ils tiennent tout d’abord au système totalitaire mis en place par Hitler. Etroitement surveillés et impitoyablement traqués par la Gestapo et la SS, les résistants, isolés, risquent non seulement leur vie mais aussi celles de leurs proches. S’opposer à Hitler, c’est également courir le risque infâmant de passer pour un traître à sa patrie alors en danger et de réactiver la légende noire du "coup de poignard dans le dos", qui avait suivi la fin de la Première Guerre Mondiale. Les quelques officiers qui nourrissent une profonde aversion pour le Führer doivent par ailleurs renier leur serment de loyauté, ce qui constitue un geste inimaginable pour des hommes élevés dans les valeurs prussiennes de l’obéissance à l’autorité et du service de l’Etat. Il faut enfin lutter contre le pouvoir charismatique d’Hitler qui, encore en 1944, subjugue bon nombre d’Allemands. Comme le montre bien Bryan Singer, la (fausse) nouvelle de sa mort provoque stupeur et indignation. Beaucoup crurent le Führer lorsqu’il parla à la radio du complot d’une « toute petite bande d’officiers stupides, dénués de toute conscience morale et criminels ». Le soulagement de savoir Hitler sauvé l’emporte nettement, car on estime encore qu’il est le seul capable de mettre un terme à la guerre.
Autant cette foi populaire dans le Führer rend l’itinéraire de Claus von Stauffenberg exceptionnel, autant elle imposait à Bryan Singer, selon ses propres dires, de lui consacrer un film. D’origine juive, il reconnaît volontiers avoir été très tôt sensibilisé aux horreurs perpétrées par les nazis : "Quand j’étais tout petit, j’ai appris qu’il y avait des Allemands qui avaient essayé de tuer Hitler (…). C’était vraiment important pour moi de savoir que les Allemands n’étaient pas tous nazis. Ç’aurait été traumatisant à cet âge-là de croire que tout un pays pouvait véhiculer une telle haine, et c’était réconfortant de constater que certains avaient tenté d’y faire barrage". C’est sans doute dans cette rassurante mise au pinacle d’une poignée d’Allemands que réside la principale faiblesse du film. Le danger était effectivement d’ériger les hommes du complot Walkyrie en héros atemporels.
A l’encontre des récents films sur la Seconde Guerre Mondiale qui s’efforcent, à l’image de Black Book de Verhoeven et de Mémoires de nos pères de Clint Eastwood, de souligner la complexité psychologique des protagonistes du conflit et de démonter un à un les mécanismes de la fabrique des héros nationaux, le film de Bryan Singer ne s’intéresse pas au véritable Claus von Stauffenberg. S’il insiste à juste titre sur son courage, sur sa volonté de sauver l’Allemagne de la ruine et sur son dégoût pour les crimes SS, il ignore complètement son origine aristocratique, son éducation prussienne, son aversion pour la démocratie et son dévouement au Führer au début du conflit. Si l’attentat du 20 juillet 1944 vise à montrer qu’il subsiste une "autre Allemagne", le fait est que cette Allemagne n’est certainement pas une démocratie parlementaire mais, tout au mieux, un Etat de droit autoritaire à l’abri des hordes soviétiques. A vouloir ainsi se rassurer en dénichant quelques héros atemporels, on risque de se tromper de cible et de jeter son dévolu sur des hommes dont les valeurs sont fort éloignées des nôtres.