Con la pata quebrada©Iberi Films

Con la pata quebrada (Retourne à tes fourneaux)

Critique
de Diego Galán
82 minutes 2014

Con la pata quebrada, "Avec la jambe cassée".  Rigoureusement intraduisible de manière littérale, le titre du documentaire de Diego Galean, qui arrive sur nos écrans deux ans après sa présentation au Festival de Cannes (dans la section Cannes Classics), a été remplacé par un équivalent approximatif. Celui-ci ("Retourne à tes fourneaux") ne retranscrit pas la violence imagée de l'expression originale, tirée d'un vieux dicton espagnol : "La mujer casada y honesta, con la pata quebrada y en casa" ("Femme mariée et honnête a la jambe cassée et reste au foyer").

Par ce montage virtuose de près de 180 extraits du cinéma ibérique (de La Dolorosa de Jean Grémillon, 1934, à La vida empieza hoy de Laura Maña, 2010), le documentariste Diego Galean propose une voyage drôle et pittoresque dans la psyché espagnole, telle qu'elle s'est projetée dans les salles obscures. La plupart des titres cités ne diront rien aux cinéphiles : il s'agit en effet, pour leur grande majorité, de films populaires (mélodrames, comédies à l'eau de rose, opérettes, fresques historiques…) destinés à une consommation rapide, qui cherchaient avant tout à coller aux attentes et aux représentations du public de leur époque. La violence de ces images, qu'elle soit symbolique (ainsi de ces discours masculins rabaissant systématiquement la femme) ou physique (une belle série de gifles, baffes et torgnoles, qui nous choque aujourd'hui, mais dont on trouverait l'équivalent dans le cinéma français des mêmes années), est d'autant plus effrayante qu'elle était à l'époque, non seulement parfaitement tolérée, mais ressentie comme pleinement légitime

Le pari de Diego Galean (journaliste et historien du cinéma bien connu en Espagne) est de laisser parler les images, à l'exclusion de tout discours. Si la narration suit un fil strictement chronologique (une voix-off reliant les époques entre elles et resituant le contexte historique), l'histoire que raconte Con la pata quebrada n'est pas linéaire : elle fut au contraire sans cesse agitée de mouvements contradictoires, entre progrès et régressions, au gré des évolutions politiques du pays. On oublie ainsi souvent que la très progressiste IIème République (1931) accorda aux femmes le droit de vote et le divorce, émancipation dont le cinéma de la période se fait le témoin malicieux (les diatribes anti-mâles y répondant avec vigueur aux discours machistes). Revenir sur ces acquis féministes fut l'une des premières mesures du franquisme, qui une fois la guerre civile gagnée, renvoya les femmes à leurs fourneaux et à leur infériorité symbolique. Le cinéma de l'Espagne franquiste, extrêmement contrôlé, affligé d'une triple censure (politique, militaire et religieuse), quand le caudillo lui-même ne mettait pas la main à la pâte (le film passe un extrait de Raza, tiré d'un scénario de Franco lui-même) imposera le portrait idéal de la femme espagnole, épouse obéissante, mère courage, à la rigueur héroïne patriotique (Agustina de Aragón, 1950), mais toujours vertueuse et pieuse, et stigmatisera inlassablement celles qui ne rentraient pas dans le cadre. Puis le franquisme dut faire face à l'évolution des mœurs, et à l'invasion des touristes étrangères en bikini (pièce de vêtement qui fut apparemment un ressort prisé de comédie au tournant des années 1970). Avec la mort de Franco en 1975 s'ouvre brutalement une nouvelle période, décisive sur le plan sociétal (droits au divorce, contraception, avortement, lutte pour l'égalité salariale et contre les violences faites au femme) et passionnante à suivre sur grand écran (la révolution féministe s'affrontant au bon vieux machisme de la société espagnole).

Con la pata quebrada est un film léger et souvent drôle, mais dont la forme plaisante ne doit pas masquer la dimension politique et son actualité : après près de quarante ans d'avancées continuelles, parachevées par le gouvernement Zapatero, un nouveau cycle sembe s'annoncer qui voit remettre en question, sous la pression d'une minorité convervatrice, certains acquis de la cause des femmes. Le film offre en tout cas un support de travail idéal pour des enseignants : dès la Troisième, le film permettra d'ouvrir le débat sur la question de l'égalité hommes-femmes, tout en introduisant quelques dates-clés de l'histoire espagnole du XXème siècle. Au lycée, le film permettra d'illustrer parfaitement les notions "Lieux et formes de pouvoir" et "L'idée de progrès".