Dans un recoin de ce monde © Septième Factory

"Dans la société japonaise, la bombe atomique reste un impensé"

Entretien
de Sunao Katabuchi
125 minutes 2018

Fruit de huit années de travail acharné de la part de son réalisateur, Sunao Katabuchi, Dans un recoin de ce monde est une œuvre d’art autant qu’une somme historique. Ilan Nguyen*, spécialiste de l’animation japonaise, nous parle de la réception du film au Japon et de son importance pour l’histoire du pays.

Zérodeconduite : Qui est Sunao Katabuchi, le réalisateur de Dans un recoin de ce monde ?

Ilan Nguyen : Katabuchi peut être décrit comme un héritier de l’école Ghibli. Il a fait ses débuts auprès de Miyazaki et Takahata, qui ont fortement influencé son travail. Mais il a pris ses distances avec Ghibli à la fin des années 80. Il devait réaliser Kiki la petite sorcière [sorti en 1989, ndlr], mais Miyazaki a repris la réalisation du projet. Katabuchi a été rétrogradé au rang de réalisateur adjoint. Une fois le film terminé, il a donc décidé de partir, présageant que ses perspectives d’évolution au sein de Ghibli seraient limitées.

Comment décririez-vous son travail ?

I.N. : Katabuchi est un cinéaste qui recherche très peu la flamboyance. Pour lui, l’intérêt de l’animation est de représenter la vie ordinaire des gens, de dépeindre des moments tellement anodins qu’ils échappent habituellement à notre perception. Le détour par l’animation lui permet de redonner un éclat à ces instants quotidiens. Cette absence d’exubérance explique d’ailleurs que Katabuchi ait connu des projets maudits. Il a par exemple réalisé, en 1996, la série d’animation Lassie, chien fidèle, réduite en cours de production à seulement 26 épisodes, alors qu’elle devait en durer 52 !

Dans un recoin de ce monde est-il également un projet maudit ?

I.N. : Non, le film connaît un succès inattendu au Japon, succès qui doit beaucoup au bouche-à-oreille. Depuis sa sortie en salles, près de 2 millions de spectateurs sont allés le voir ! Le film touche un large public, y compris des personnes âgées. 

Pourquoi parlez-vous d’un succès "inattendu" ?

I.N. : C’est une heureuse surprise, car il est de plus en rare que des films fassent ainsi confiance à l’intelligence du spectateur. Le Japon produit près de 600 films par an, mais avec très peu d’aides publiques. Les films doivent donc absolument rencontrer le succès en salles, ce qui incite beaucoup de réalisateurs et surtout de producteurs à se tourner vers des recettes toutes prêtes. Par exemple, un bon nombre de films en prises de vue réelles sont des adaptations de romans ou de bandes-dessinées à succès.Le même phénomène est à l’œuvre en animation. Lors d’une conférence qu’il a donné à Tôkyô en 2015, Katabuchi expliquait que le cinéma d’animation est parvenu, au Japon, à une limite en termes de production. Les projets de films sortant du cadre censé permettre de rencontrer le succès sont confrontés à des difficultés toujours plus grandes pour se monter. Prenez par exemple les films de Mamoru Hosoda (Les Enfants loups, Le Garçon et la Bête), ou ceux de Makoto Shinkai (Your Name). Ce sont des films conçus avant tout pour toucher un très large public, calibrés selon un modèle éprouvé voire passablement éculé. Beaucoup de spectateurs japonais vont au cinéma d’abord pour être émus aux larmes. Ces films font donc tout pour manipuler les émotions du public afin de le faire pleurer – fût-ce au prix de certaines invraisemblances scénaristiques.

Il est donc de plus en plus difficile de produire des films d’animation exigeants ?

I.N. : Cela demande un certain courage. Comme il n’y a quasiment pas d’aides publiques, la qualité d’un film découle directement de l’investissement personnel très fort de l’ensemble des équipes artistiques : des gens qui travaillent trop souvent pour la moitié du salaire minimum légal, et ne comptent par leurs heures. Mais ce dévouement des artistes pèse de moins en moins dans la balance, car la profession est désormais contrôlée par des personnes qui recherchent avant tout la rentabilité. La beauté du geste et la dévotion aux projets suffisent de moins en moins à les sauver. Certains réalisateurs historiques, dont Katabuchi, se retrouvent donc sur la sellette. D’autant que Katabuchi met environ huit ans à mener un projet de film à son terme. Il se lance à chaque fois dans un travail de documentation sans équivalent. C’est ce qui fait la force de son cinéma, mais cela rend aussi ses projets plus difficiles à produire.

C’est ce qui explique le recours au financement participatif ?

I.N. : Pour des projets aussi ambitieux que Dans un recoin de ce monde, il faut trouver des nouveaux modes de production. Mais le financement participatif n’était pas prévu au départ par les producteurs du film. Ce n’est que fin 2014 (soit deux ans avant la sortie du film) qu’ils ont envisagé d’y avoir recours. Katabuchi ayant un public fidèle, pourquoi ne pas demander à ce public d’investir ? Et en effet, la campagne de financement participatif a été un succès. Les producteurs voulaient rassembler 20 millions de yens [environ 150 000€], somme qui a été atteinte en seulement 8 jours, puis largement dépassée !

Vous dites que Katabuchi met environ huit ans à préparer ses films. Pourquoi un tel travail en amont ?

I.N. : Katabuchi, à l’image de Takahata, est avant tout un penseur, un intellectuel. Il considère que faire le tour d’un sujet – par exemple la vie des habitants de Kure pendant la Seconde Guerre mondiale – est presque une fin en soi. Ce qu’il veut avant tout, c’est que ses films décrivent la réalité d’une époque. Mais avec un degré de précision maniaque qui dépasse l’imagination ! Dans un recoin de ce monde restitue par exemple le quartier d’Hiroshima rasé par la bombe, sans que rien n’ait été inventé. Pas une seule façade n’est le fruit de l’imagination de Katabuchi. Il a consulté des archives, des plans, interrogé des habitants… Ce qui rend son travail extrêmement précieux : reconstituer ainsi Hiroshima est un enjeu historique majeur pour le Japon.

Le film est parfois très cru dans sa représentation du bombardement atomique et de ses conséquences. Mais ne pensez-vous pas que les spectateurs sont tellement habitués aux images de guerre (au cinéma comme à la télévision) que l’animation n’est finalement pas assez violente pour faire prendre conscience de l’horreur de l’arme atomique ?

I.N. : Je pense que la violence qui nous inonde quotidiennement est d’une autre nature que les bombardements atomiques sur Hiroshima et Nagasaki. Camus l’écrivait d’ailleurs le 8 août 1945 : « la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie ». La bombe atomique, par essence, défie l’imagination. Penser la bombe revient à interroger jusqu’à l’extrême notre conception du Mal, et nécessite donc un effort de conscience que relativement peu de gens sont prêts à faire. Dans la société japonaise même, la bombe atomique reste un impensé. Juste après les bombardements, les victimes ont fait l’objet de discriminations, car presque personne ne voulait partager leur fardeau. La présence des forces américaines au Japon après la guerre a également contribué à renforcer, pour un temps, le silence sur ces événements. Même aujourd’hui, ce n’est pas quelque chose sur lequel la société se penche volontiers. D’où l’importance que le cinéma s’empare de cette violence impensable.

L’héroïne de Dans un recoin de ce monde, Suzu, réagit très violemment à l’annonce de la fin de la guerre. Cela peut surprendre le spectateur français, habitué à des héros qui luttaient contre l’Allemagne nazie ou le régime de Vichy.

I.N. : L’héroïne de Katabuchi n’est pas un personnage politisé. Elle n’est pas dans une posture déterminée envers la guerre. Mais pendant les longs mois de bombardements, elle accepte les nombreux sacrifices qu’on lui demande. Et sa vie est profondément bouleversée par la guerre. Le 15 août, quand elle entend à la radio le message de l’empereur annonçant la défaite du Japon, la propagande commence tout juste à faire effet sur elle : elle est persuadée que plus ses sacrifices personnels seront importants, plus les chances que le Japon gagne la guerre en seront élevées. D’où la rage qui s’empare d’elle à ce moment-là : elle comprend qu’on lui a menti, et combien tous ses sacrifices ont été vains.
Par ailleurs, si l’on veut comparer avec la France, il faut souligner qu’il n’y a pas eu au Japon de mouvement de résistance pendant la guerre. Tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, auraient pu organiser une forme d’opposition interne ont été éliminés dès les années 1930, et ceux qui auraient pu vouloir mener une résistance depuis l’extérieur, à l’image de de Gaulle, n’avaient tout simplement nulle part où s’exiler. Les Japonais n’avaient donc que deux choix : adhérer aux thèses de leur gouvernement, ou se taire. Quand on raconte cette période du point de vue japonais, il n’est donc pas possible d’adopter une vision manichéenne. En France, il est bien plus facile de désigner des héros et des misérables.

La nourriture et les repas semblent très importants dans le film. Pourquoi ?

I.N. : Comme je le disais, l’enjeu premier du cinéma de Katabuchi ne se réduit pas à la production d’un récit linéaire. La logique qui sous-tend sa démarche peut être comparée à celle de l’anthropologie culturelle, qui vise à décrire la vie ordinaire des gens d’une époque et d’un milieu donnés. Or, la nourriture constitue un aspect central de ce quotidien, et devient même un enjeu vital lorsque s’installe la pénurie alimentaire. Quand les rationnements ont touché le fond, quelques semaines avant les bombardements sur Hiroshima et Nagasaki, les Japonais ont été contraints de trouver des solutions pour survivre. Là aussi, Katabuchi n’a pas ménagé sa peine pour restituer cette réalité avec fidélité. Certaines plantes sauvages utilisées par Suzu dans ses préparations ne fleurissent que quelques jours par an : ces jours-là, Katabuchi et son équipe organisaient une cueillette pour apprendre à cuisiner ces plantes, et en découvrir ainsi le goût par eux-mêmes.

Dans un recoin de ce monde… est un film d’animation en 2D. Cette 2D est-elle une spécificité de l’animation japonaise ?

I.N. : Oui, le Japon est sans doute le dernier grand pays producteur d’animation à rester attaché au dessin animé traditionnel. C’est une forme de représentation héritée en partie de l’histoire de l’art japonais : les rouleaux peints et les estampes procédaient d’une même sensibilité au mouvement. La bande dessinée japonaise influence, elle aussi, fortement ce cinéma.

Le film de Katabuchi est adapté aussi bien aux enfants qu’aux adultes, ce qui n’est pas toujours le cas des films d’animation français. Y a-t-il une différent de statut de l’animation au Japon et en France ?

I.N. : En France, le dessin animé est historiquement associé au public enfantin. L’idée qu’à un moment dans le parcours menant de l’enfance à l’âge adulte, on finit par se détacher des récits en images, est restée dominante. Par conséquent, lorsque, dans les années 70, des revues telles que Métal hurlant ont voulu produire de la BD pour adultes, elles l’ont fait d’une manière assez radicale : chaque dessin ou presque visait explicitement à récuser tout regard enfantin. Au Japon, l’évolution a été plus graduelle. Dans la BD, il y a eu un effet d’escalier : au fur et à mesure que le lectorat gagnait en âge, les éditeurs inventaient des revues en phase avec les inclinations de ce nouveau public. C’est ainsi qu’à la fin des années 1960, on a créé des revues pour adultes. Mais sans pour autant que cela procède d’une volonté systématique d’antagonisme ou de négation du public enfantin. Une progression similaire peut être retracée dans l’évolution du cinéma d’animation japonais, et de son adresse au public.

*Ilan Nguyen est chercheur, professeur associé à l’Université des Arts de Tokyo et traducteur. Il est spécialiste de l’animation japonaise.