"Dans une situation de harcèlement, toute la fratrie est impactée"

Entretien
de Laura Wandel
73 minutes 2022

Un Monde s’efforce de montrer le harcèlement vécu « à hauteur d’enfant ». Le film est-il en phase avec les témoignages que vous avez pu recueillir en tant que praticienne ?

Le film est tout à fait en phase avec ce que nous pouvons observer dans nos cabinets de psychologues. Il va même au-delà puisque, en tant que psy, nous n’entendons que ce qui est racontable pour un enfant. Or les enfants se censurent beaucoup. Ils nous décrivent certains faits mais nous savons que les situations peuvent aller beaucoup plus loin que ce qu’ils nous disent.

Dans un premier temps, Abel et Nora mentent à leur père et aux enseignants sur les violences subies. Ce silence est-il fréquent dans les cas de harcèlement scolaire ?

Ce silence est quasiment systématique pour plusieurs raisons. D’abord parce que les enfants ont peur des menaces, du racket, de la réaction des adultes, des réactions de l’école… Ensuite, nous rencontrons souvent en consultation un problème de vocabulaire. Le mot « harcèlement » est très dur à utiliser pour les jeunes. Les adolescents plus âgés ont moins de difficultés à l’employer. Pour un enfant, il est difficile de dire « je suis victime de harcèlement » ou « je subis du harcèlement ». Quand ils viennent en consultation, ils disent qu’ils ont un problème avec leurs copains ou leurs copines mais il faut plusieurs séances pour poser le mot « harcèlement » sur la situation. De fait, cela implique un silence, une certaine retenue dans le langage. Nous manquons de vocabulaire par rapport aux anglophones qui utilisent par exemple des termes différents pour les faits de harcèlement entre enfants (« school bullying ») ou entre adultes (« harrassment »). Cette nuance n’existe pas en français.

Le film s’intéresse aux conséquences psychologiques sur Abel et Nora : l’hypervigilance, l’incontinence, l’anxiété… Quelles sont les séquelles laissées par le harcèlement scolaire à court et long terme ?

La première des conséquences psychologique que l’on constate est une atteinte à l’estime de soi, c’est-à-dire à la valeur que l’on s’accorde. Cette conséquence peut traîner sur le long terme si l’estime de soi n’est pas restaurée ou réparée par un psychologue ou par un travail thérapeutique. Les adultes qui ont été victimes de harcèlement dans leur jeunesse en conservent souvent des séquelles : ils n’arrivent pas à trouver leur place au sein du couple, au travail… Les autres conséquences sont des « bobos » psychosomatiques : maux de ventre, maux de tête, problèmes de sommeil, d’appétit… L’enfant n’a pas envie d’aller à l’école et peut avoir des problèmes de désinvestissement ou de surinvestissement scolaire. Comme on peut le voir dans le film, il arrive aussi que le harcèlement mène à un isolement social. En règle générale, tout changement brusque d’attitude de la part d’un enfant, par exemple s’il était sociable et qu’il refuse soudainement d’aller à ses activités sportives, est à surveiller.

La situation entraîne aussi une dégradation des notes de Nora. Ces effets sur la scolarité des enfants sont-ils fréquents ?

Oui le harcèlement scolaire a souvent un effet sur tout ce qui est lié au scolaire et aux apprentissages : l’écriture, les notes... Dans le film, nous voyons bien que l’enfant ne peut pas rester concentré quand il est victime. La petite Nora est victime d’exclusion et elle est aussi témoin. Elle subit une double peine : un enfant témoin de harcèlement est aussi un enfant victime. Dans une situation de harcèlement, toute la fratrie est impactée parce que la victime devient agressive et qu’elle a tendance à faire vivre à ses frères et sœurs ce qu’elle a elle-même vécu dans la cour de récréation.

Le film montre la difficulté pour les adultes de repérer les situations de harcèlement au quotidien, avant en tout cas qu’un mal profond n’ait été fait. En tant que formatrice autour de la question du harcèlement scolaire, que conseillez-vous aux enseignants et aux parents ?

Les enfants et surtout les adolescents font tout pour s’en sortir seuls, sans les adultes. Ils veulent se montrer forts et ils s’emmurent dans le silence. Ce n’est pas simple à détecter parce que tout est fait pour que le harcèlement ne soit pas vu par les adultes. Tout se passe, comme dans le film, à l’abri des regards : dans les couloirs, les toilettes, à la cantine… Dans les dessins de victimes, en général, les adultes sont absents. Les enfants sont seuls sur le dessin et personne ne les aide. L’un des professeurs de Nora lui dit dans le film : « même quand on voit, on ne sait pas toujours quoi faire ». En tant que formatrice, cela m’a confortée dans l’idée qu’il fallait vraiment former et sensibiliser les adultes.

Y a-t-il des modifications à faire dans l’organisation de la vie scolaire, des espaces, pour mieux prévenir ces phénomènes ?

Il faudrait instaurer un maximum de surveillance en particulier dans la cour de récréation. Il y a des écoles dans lesquelles la cour de récréation est très grande et où certaines choses échappent au regard de l’adulte. Il serait en effet aussi possible d’organiser, comme le suggère Bruno Humbeeck (auteur de Prévention du harcèlement et des violences scolaires, ndlr), des espaces calmes, des espaces foot… Mais beaucoup de choses se passent aussi au foot. Il y aura toujours un enfant pour jouer au chef, pour organiser lui-même les équipes et dire à un autre « tu ne viens pas dans mon équipe, tu es nul ».

Le père choisit directement d’intervenir auprès des élèves harceleurs, ce qui est le premier réflexe de beaucoup de parents. S’agit-il d’une médiation efficace dans ce genre de situations ?

Non, il est préférable de l’éviter sauf si éventuellement le parent connaît vraiment bien la famille en face. Il vaut mieux que l’école gère la situation.

On sent qu’il est lui-même fragilisé par ce qui arrive à son fils. Comment le harcèlement vécu par leurs enfants impacte les parents ?

Ils sont très effrayés. Je mentionne souvent l’exemple de la Finlande qui a mis en place le programme KiVa pour lutter contre le harcèlement et former les personnels. À partir du moment où il y a une situation de harcèlement, tout le monde dans la collectivité sait ce qu’il a à faire. Les enfants témoins et les victimes savent qu’ils peuvent s’adresser à un adulte qui est formé. Cela ne veut pas dire qu’il y a 0% de harcèlement en Finlande, mais le taux est bien plus bas qu’ici. Et les parents sont nettement moins fragilisés parce qu’ils savent que la situation va être prise en main correctement. Ils sont informés du protocole dès le début de l’année et sont au courant de ce qui se passe dans les situations de harcèlement. Cela sécurise tout le monde.

À la fin du film, Abel devient à son tour bourreau. Est-il fréquent que les harcelés deviennent harceleurs, et comment briser cette « transmission de la violence » ?

Oui c’est une réaction très fréquente. Abel le dit d’ailleurs à sa sœur, il lui demande en somme si elle préfère qu’il soit dans le camp des faibles ou des forts. Tout un travail de sensibilisation doit être mené auprès des adultes et des enfants. Il est important de mobiliser les enfants, de les sensibiliser et de les rendre acteurs de la solution. Cela vaut aussi pour les adultes.

Le harcèlement scolaire fait l’actualité depuis plusieurs années. La forte mobilisation des pouvoirs publics depuis le précédent quinquennat, a-t-elle permis de faire reculer le phénomène ?

Le phénomène n’a pas diminué, loin de là. Aujourd’hui nous faisons notamment face à la problématique du Covid et de la pandémie : quand les enfants sortent d’un confinement ils se tapent encore plus dessus, peut-être parce qu’ils ont perdu leurs codes sociaux. Le cyber-harcèlement, qui est un problème majeur, a quant à lui augmenté de 30 à 40%. L’ambiance dans les cours de récréation est électrique et les insultes font partie du vocabulaire quotidien.

L’Assemblée nationale a récemment voté, en première lecture, une loi créant un nouveau délit de harcèlement scolaire. Cette réponse pénale vous paraît-elle une avancée positive ?

J’y suis favorable et j’y ai un peu participé. Cette loi existe depuis plusieurs années mais elle n’est pas appliquée du tout, il est difficile de sanctionner pénalement un mineur. Le harcèlement de rue, le harcèlement conjugal, le harcèlement sexuel sont tous punis par la loi. Mais le harcèlement scolaire ne l’est pas. Le délit de harcèlement permet de poser un cadre et de faire reconnaître le statut de victime. Ce sont les victimes qui longent les murs, pas les harceleurs. Monsieur Macron a dit que la honte devait changer de camp et il avait raison. Il faut savoir que le harcèlement scolaire est la violence la plus subie par les enfants à travers le monde. En 2018, la quatrième consultation des 6/18 ans de l’Unicef montrait qu’un enfant sur deux est victime d’attaques et de moqueries en France. Et ce, dès l’âge de 6 ou 7 ans.

Catherine Verdier est psychologue-thérapeute-analyste pour enfants et adolescents. Elle est fondatrice de Psyfamille et présidente de l’association Amazing Kids qui lutte pour une meilleure prévention du harcèlement scolaire.