La Cordillère des songes © Pyramide Distribution

"Désormais, Patricio Guzmán réalise ce qu'on pourrait appeler des essais filmiques"

Entretien
de Patricio Guzmán
85 minutes 2019

Dans La Cordillère des songes, Patricio Guzmán revient sur sa propre carrière cinématographique en s’intéressant notamment à ses débuts. Quand et comment a-t-il commencé à filmer l’histoire du Chili ? 

Il faut savoir que Patricio Guzmán s’intéresse d’abord à la science-fiction. La première œuvre publiée sous son nom n’est pas un film mais un roman de SF teinté de surréalisme. Très vite, il rencontre des personnes dans des cercles universitaires et intellectuels qui vont le pousser à développer son attrait pour la caméra, pour la retranscription de la réalité en mouvement et pour la figure du peuple. Il est très soutenu à un niveau universitaire et il débute avec des courts métrages dans lesquels il s’intéresse notamment aux traditions chiliennes.
Au milieu des années 60, il a la possibilité de partir à Madrid dans l’Espagne franquiste pour étudier dans la très prestigieuse École officielle de la cinématographique. De nombreux bouleversements sont en cours au Chili, ceux-là même qui mèneront à l’élection de Salvador Allende en 1970. Ces événements le poussent à se dire que s’il rentre dans son pays, ce ne sera pas pour écrire de la science-fiction mais bien pour être le témoin du projet révolutionnaire à venir. Cette idée d’être dans le réel plus que dans la fiction ne va jamais le quitter.

À l’époque, comment le cinéma de Patricio Guzmán s’inscrit-il dans la tradition du documentaire ?  

Ses documentaires ressemblent à ce qui se fait dans les années 50 et 60, du fait des contraintes techniques et économiques. On a une caméra en mouvement, un cadre qui tremble, du son quand cela est possible… Le documentaire à cette époque-là, que ce soit en Amérique Latine ou ailleurs, est aussi habité par une idée d’objectivité ; un mythe dont il va d’ailleurs mettre un certain temps à se débarrasser. Il faut montrer la réalité telle qu’elle est, filmer le groupe et le peuple plutôt que l’individu. Guzmán n’est pas forcément en accord avec ces cadres idéologiques mais il débute avec ce vocabulaire qui est exigé à l’époque. Dans son film La Bataille du Chili (1973) par exemple, il filme systématiquement les foules et l’individu n’est jamais mis en avant.

Il dit lui-même « si je n’avais pas connu un coup d’Etat, j’aurais peut-être fait des films légers. » En quoi le coup d’État a-t-il marqué sa carrière cinématographique ? 

Guzmán explique souvent que pour lui, le coup d’État semble s’être déroulé il y a un mois. Cet événement a entraîné de nombreux bouleversements très personnels dans sa vie, il a dû quitter le Chili avec toute sa famille. Lorsqu’il est revenu en 1971 après ses études en Espagne, il était guidé par l’envie de participer à ce qu’Allende commençait à mettre en place. Il voulait s’établir au Chili et y rester. Il s’est totalement inscrit dans cette utopie révolutionnaire et le fait que ce mouvement global et populaire ait été enrayé avec violence l’a traumatisé. Il a passé 15 jours au stade national où il a été torturé. Cela lui a fait prendre conscience de la violence de personnes qui étaient pourtant nées dans le même pays que lui, parlaient la même langue, avaient les mêmes références. À travers son cinéma il n’a eu cesse d’essayer de se rapprocher au plus près de ce point de basculement de sa vie. 

Comment les documentaires de Guzmán ont-ils aidé à mettre en lumière les ravages de la dictature dans les années 70 ?  

Durant la période de la dictature, tout ce qui concerne la présidence de Salvador Allende et l’unité populaire est gommé de l’histoire du pays et du récit national. Le nouveau pouvoir tente d’effacer ces événements des livres scolaires, il torture ou fait disparaître les représentants de cette période… Toute création artistique en lien avec l’unité populaire est diabolisée. 
Dans les années 80, la cassette vidéo de La Bataille du Chili devient une sorte de graal dans certains milieux politisés. Le film circule sous le manteau et est regardé en cachette. Il sert de catalyseur pour essayer de bousculer l’ordre établi. Les œuvres de Guzmán agissent comme des miroirs grossissants d’un événement qui a marqué l’opinion internationale et qui a divisé le pays. La Bataille du Chili a été l’une des meilleures représentations de ce traumatisme. 

Et après la chute de la dictature ?

Dans les années 90, on a encore essayé de marginaliser le cinéma de Guzmán en entravant la distribution et la commercialisation de ses œuvres. Mais à l’international, il est reconnu depuis un certain nombre d’années et il a été diffusé dans des festivals de cinéma et dans un certain nombre de contextes politiques, culturels et syndicaux.

Dans le film, Patricio Guzmán donne une place importante au documentariste Pablo Salas qui, lui, est resté au Chili. Comment son départ forcé a-t-il influencé son cinéma ?

L’un des aspects très étonnants du film est vraiment ce parallèle avec Pablo Salas. En faisant son éloge, il met le doigt sur une vie qu’il n’a pas eue et il montre son admiration pour ceux qui ont résisté. Malgré les moments difficiles que Guzmán a vécu après le coup d’État, il n’a pas été obligé de s’exiler, il a fait le choix de partir. Ce film est un éloge à ceux qui résistent à l’oppression et à la violence et aussi un hommage au pouvoir des images qui comblent les vides de l’histoire.

Quelles ont été les grandes périodes de sa carrière de cinéaste ?
 
On peut dater sa première période à la deuxième partie des années 60, lorsqu’il confirme sa vocation de cinéaste, jusqu’au dernier volet de La Bataille du Chili en 1979. Il est alors un jeune adulte qui a la chance de partir de son pays puis de revenir avec un engagement fort pour un projet politique qui doit bouleverser la société dans laquelle il a vécu. Après le coup d’État, il quitte rapidement le pays avec un nombre incalculable de bobines de film qu’il parvient à sauver. Il a dès lors cette idée fixe de montrer ce qui s’est passé. Entre 1973 et 1979, il arrête de filmer et il commence à exploiter les bobines. Le cinéaste vit alors dans à Cuba en pleine révolution, dans une ambiance qui ressemble beaucoup à ce qu’il a vécu dans le Chili pré-dictature. 
Ensuite, jusqu’au début des années 80, Guzmán part en Espagne. Il ne va alors plus parler du Chili et va travailler avec la télévision nationale espagnole sur des documentaires en rapport avec l’Amérique Latine. Cela le mène jusqu’en 1997. 
À ce moment-là, il retourne au Chili pour la première fois depuis 1973 et il réalise Chili, la mémoire obstinée. Il y aborde les thématiques mémorielles, la mémoire traumatique du coup d’État, l’importance de remuer ce que la société chilienne n’assume pas, les racines de l’unité populaire… Il comble les manques de l’histoire. Cette période nous mène jusqu’à nos jours, même si avec Nostalgie de la lumière en 2010 il prend un virage presque métaphysique. Avant ce film, ses œuvres étaient beaucoup plus vouées à une approche militante de la mémoire. Par la suite, il réalise plus ce j’appellerais des essais filmiques.

En quoi ses trois derniers films se distinguent-ils de ses films précédents comme La Bataille du Chili ou Le Cas Pinochet ?
 
Le Cas Pinochet revenait sur les violences dictatoriales et sur certaines pratiques jusque-là étouffées au Chili. Avant cela, il avait abordé l’unité populaire dans Chili, la mémoire obstinée. Nostalgie de la lumière porte sur les mêmes sujets, mais fait éclater les barrières temporelles. Le film parle de l’origine de l’humanité, du rapport endémique de l’être humain à la violence sur le temps long… Le propos est plus universel que dans ses films précédents. Il réfléchit aux versants mémoriels et philosophiques, à ce qui constitue l'identité, il explore le désert, l’eau, le minéral. 

Le réalisateur explique que la mémoire du coup d’état a tendance à s’effacer dans son pays d’origine. Comment ses films sont-ils perçus au Chili aujourd’hui ?  

La situation s’est améliorée depuis une dizaine d’années. Au milieu des années 2000, il y a eu une certaine remise en question au niveau global du coup d’État. Un certain nombre de personnes se sont intéressées aux artistes exilés, tout en gardant à l’esprit qu’il fallait à tout prix préserver une unité nationale. Nostalgie de la lumière a ainsi eu beaucoup d’écho et le gouvernement chilien et les structures artistiques et cinématographiques chiliennes se sont dit que, malgré la teneur des propos de Guzmán, il restait un ambassadeur de choix pour le pays. Ils ont décidé d’arrêter de le marginaliser. Le Bouton de nacre a par exemple reçu des financements chiliens, ce qui n’avait jamais été le cas pour le réalisateur. Il a aussi été fait chevalier des arts et des lettres par le ministère de la culture chilienne il y a quelques années. Un certain nombre de ses films sont reconnus plus officiellement. Après, au vu de la teneur des critiques acerbes et virulentes qu’il formule envers le Chili actuel dans son dernier film, je ne sais pas s’il va se faire des amis !

À la fin du film, Patricio Guzmán explique en voix off que de nombreux jeunes cinéastes chiliens écrivent "la mémoire de demain". Quelle influence a-t-il eu sur cette nouvelle génération ?  

Il a vraiment pris le temps après la fin de la dictature de revenir, de faire des masterclass, de rencontrer des étudiants et des cinéphiles. Il y a eu un effort de l’homme et de l’artiste pour transmettre. Guzmán est désormais une figure importante du cinéma latino-américain et les étudiants, chiliens ou non, qui s’intéressent au cinéma documentaire et historique, voient ses films. Il fait partie d’un panorama assez large qui inspire ceux qui sont en quête de représentation du réel.