Florence Millot, psychologue : "La fiction permet d'aborder plus facilement les sujets sensibles"

Entretien
de Marya Zarif et André Kadi
73 minutes 2023

Le film Dounia et la princesse d’Alep aborde des sujets douloureux (le deuil, la guerre, l’exil), mais s’efforce de le faire « à hauteur d’enfant ». Est-ce que raconter l’histoire par le biais d’une petite fille peut aider les enfants à appréhender les sujets difficiles ?
Pour moi, ce film est positif en tous points. Il répond aux questions à hauteur d’enfant, par la voix de l’enfant. Quand le sujet est trop difficile, il fait usage de l’ellipse : sur la mort, la guerre… Les petites graines magiques sont utilisées dès que l’injustice est trop violente pour l’enfant. Et le film contrebalance les sujets profonds comme la mort ou la guerre avec des sujets du quotidien sur lesquels se raccrocher, comme la nourriture qui est la preuve d’amour de la grand-mère. Le traumatisme vient couper la vie de Dounia mais les figures d’amour sont, elles, toujours les mêmes. La voix de l’enfant s’exprime aussi par le biais des deux pierres, qui sont comme une petite voix intérieure. Elles disent à Dounia de ne pas s’inquiéter, qu’elles ont vécu 5000 ans, qu’elles savent tout de la guerre, de la mort, de la joie. Tout comme la figure de la grand-mère, elles montrent à Dounia qu’il est possible de s’en remettre, de se relever.

Tout au long du film, les parents puis les grands-parents de Dounia s’appuient sur certains contes et légendes, sur des images et des métaphores, pour lui expliquer la mort, puis la guerre… La fiction aide-t-elle à dialoguer avec les enfants de ces événements ?
Oui la fiction est fondamentale. Pour les petits (disons avant la 6ème), il est essentiel d’entretenir ce lien entre les difficultés qu’ils traversent et une partie héroïque rattachée à une forme de mythologie, d’histoire culturelle. Les contes sont la mémoire de l’être humain, ils aident l’enfant à se rattacher à une lignée familiale et à une lignée culturelle de son pays. Aujourd’hui, l’avenir est incertain et si nous perdons la mémoire du passé, alors nous sommes complètement aveugles, nous ne savons plus où nous allons. Les adultes et les adolescents sont en quête de sens pour tout parce qu’il n’y a plus autant de transmission culturelle. Le médecin canadien Gabor Maté, qui travaille beaucoup sur la question du trauma, appelle ces angoisses « la nouvelle épidémie », après le Coronavirus. Les enfants que je reçois en consultation ont des angoisses très lourdes. Le conte et son intemporalité peuvent les aider. Dans Dounia et la princesse d’Alep, la fiction réveille l’humanité et la dignité chez la petite fille. Les enfants ont besoin de se sentir héros face à l’injustice, la guerre, etc.

Dounia dessine des images de la guerre puis de sa maison rêvée. La créativité et le dessin sont-ils des moyens pour les enfants d’exprimer ce qu’ils traversent et ce qu’ils ressentent ?
En règle générale, les enfants prennent un crayon assez tôt. Dès trois ans, le dessin leur permet un travail d’extériorité. Dounia dessine d’ailleurs dans le film un monstre, une sorte de dragon. Quand l’enfant dessine sa peur, cette dernière est soudainement contenue dans un cadre : celui de la feuille. Il va pouvoir la modeler en dessinant d’abord un dragon puis un héros avec des lances qui peut le combattre. Le dessin l’aide à faire évoluer son image mentale. Sa peur va venir s’inscrire dans une histoire qui n’est pas figée. Il peut prendre un monstre et le déguiser, le barrer, jouer avec… L’enfant a en général du mal à combattre sa propre pensée ou sa propre peur mais quand elle devient un objet extérieur comme un dessin ou de la pâte à modeler, alors il peut la gérer plus facilement. Ce processus est assez similaire à celui des adultes qui participent à des ateliers d’écriture pour poser sur le papier leur ressenti. Le dessin permet aussi de ne pas être dans quelque chose de frontal. Nous le voyons dans le film : les grands-parents de Dounia ne répondent pas toujours à ses questions. Elle répond elle-même, intérieurement. Grâce au dessin, l’enfant trouve sa propre représentation du monde avec ce qui lui convient à lui.

Le film sera visionné en groupe et fera l’objet d’échanges en classe. La discussion avec des pairs (d’autres enfants) peut-elle aider l’enfant à « intégrer » ces informations ?
Oui, et ce sont des discussions qu’ils auront par eux-mêmes par exemple à la récréation. Les professeurs ont cependant un rôle à jouer. Ils peuvent s’appuyer sur des histoires, des témoignages ou d’autres contes et échanger en classe, par exemple sur les grands-parents qui ont vécu la guerre. L’idée n’est pas de rester sur le problème, mais d’expliquer comment les personnes qui ont vécu des situations similaires ont pu en sortir. La mort, la guerre, les injustices, tout cela dure depuis des millénaires. Le travail du professeur est de remettre une temporalité dans les événements. Par exemple, lorsque l’on parle du Coronavirus, il est important d’expliquer aux enfants que les épidémies ont effectivement fait des morts dans l’Histoire mais qu’il y a toujours eu un après : un printemps après l’hiver, en quelque sorte. Il est très important de ne pas échanger uniquement autour du chagrin mais de discuter avec les enfants de ce qui leur fait du bien, de réorienter la discussion vers des choses positives et à hauteur d’enfant.

Un film comme Dounia et la princesse d’Alep est-il un bon support pour informer et sensibiliser les enfants à des sujets comme la guerre ou l’exil ?
Oui je pense que c’est un très bon support, aussi parce qu’il ne raconte pas que la guerre en Syrie mais qu’il touche à toutes les peurs des enfants : la peur de perdre sa maison, de déménager, la peur de l’injustice… Tout en mettant toujours en avant cette joie de vivre de la petite fille qui joue, qui retrouve une copine, qui change de maison, qui passe du chaud au froid, qui apprend à jouer dans la neige et à s’adapter. Le film ancre bien tous les petits bonheurs du présent.  Pour que ce soit un bon support, il faut que l’adulte comprenne aussi ces codes de la poésie, de la philosophie, l’importance de voir le sens à travers la souffrance, qu’il ne cherche pas à décrire les actualités comme s’il citait un article du Monde ou du Figaro ! Si on ne prend pas de hauteur, on crée plus d’angoisse pour les enfants. Il faut que les adultes ne parlent pas uniquement de la guerre en Syrie ou en Ukraine mais de la manière dont l’Homme survit quand il a peur, de la façon dont on peut surmonter les situations.

À partir de quel âge les enfants sont-ils touchés par l’actualité, et ont besoin d’en parler ?
L’enfant peut recevoir les informations de manière intellectuelle très tôt, mais cela ne veut pas dire qu’il les comprend à un niveau émotionnel. Quand on lui donne une actualité brute et qu’il n’a pas les moyens d’y répondre, cela peut l’angoisser plus que de raison. Voilà pourquoi, souvent, nous allons nous appuyer sur des métaphores et accompagner l’enfant avec des images poétiques qui vont correspondre à son intelligence. Il faut faire attention à ce que l’enfant puisse poser des questions et que l’on se place à sa hauteur. Si à chaque fois que nous avons une information nous lui en parlons pour qu’il connaisse la réalité de la situation sans qu’il n’ait aucun moyen ni psychique ni d’action pour répondre, cela va l’angoisser. Si au contraire nous choisissons de lui parler de climat, de deuil, de la guerre mais avec poésie, avec des images en l’aidant de manière philosophique à trouver du sens ou une action, cela sera beaucoup plus positif. Vous pouvez lui dire : oui, cet enfant est dans un pays en guerre, est-ce que tu as envie de le parrainer ? Il donnera alors peut-être un jouet ou un euro symbolique. Il lui faut une action concrète. La question n’est donc pas tant de savoir à quel âge partager certains événements que de se demander comment lui parler d’un monde qui est beau, dans lequel il aura envie de s’investir. Je vois beaucoup d’enfants de six ou sept ans en thérapie qui n’ont plus la capacité d’espérer. Il faut faire attention. Ne faisons pas silence sur les grandes valeurs de la dignité humaine.

Florence Millot est psychologue et psychothérapeute auprès d’enfants, d’adolescents et leurs parents. Elle est l’autrice de plusieurs ouvrages dont Communiquer de façon non violente avec les enfants (éditions Courrier du Livre), et Comment parler à ses enfants ? (éditions Albin Michel).