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"En militarisant les frontières, les gouvernements poussent les migrants à prendre plus de risques pour les traverser."

Entretien
de Diego Quemada-Diez
108 minutes 2013

Zérodeconduite : Quelle est l’ampleur du phénomène des migrations de l’Amérique centrale vers l’Amérique du Nord ?

Jean-Michel Lafleur : Selon les données les plus récentes (2011-2012), trois millions de citoyens originaires d’Amérique centrale résident aux États-Unis. Certains vivent légalement sur le sol américain mais la plupart d’entre eux sont des clandestins. Ils sont environ 100 000 à arriver chaque année en provenance et par ordre d’importance, du Salvador, du Guatemala et du Honduras. Ce sont les trois principaux pays concernés en Amérique centrale. Parmi ces 100 000 migrants seuls 45 000 environ ont un titre de séjour valable. Ils bénéficient d’un statut type carte verte américaine, permis de travail ou permis de visiteur. Près de 1000 personnes par an reçoivent un statut de réfugié politique. La cause principale de cette émigration est la violence dans l’État d’origine. Malgré le fait que ce soit un motif d’émigration forcée considérable, il n’est pas reconnu comme tel par les États-Unis au vu du nombre peu élevé d’individus qui obtiennent le statut de réfugiés.  

Existe-t-il un profil type des migrants ?

J-M. L. : Les statistiques officielles ne concernent que les populations entrées légalement, ce qui exclue toute une réalité de l’immigration clandestine. Nous savons que c’est traditionnellement une migration jeune. Les jeunes migrants partent travailler aux États-Unis dans les secteurs de la construction, de l’agriculture ou de la restauration, à des postes difficiles. Tous les métiers pénibles rejetés par les américains natifs sont occupés par les immigrés. Il y a également une immigration féminine qui se retrouve dans les services de soin à la personne. Les nounous latino-américaines qui s’occupent des enfants, des malades ou des services domestiques sont nombreuses. Ces migrantes sont souvent victimes de viols et d’agressions tout au long de leur long périple vers le Nord, à l’image de ce qui arrive au personnage de Sara dans le film de Diego Quemada-Diez.   

Cette migration concerne les hommes comme les femmes et de tout âge ?

J-M. L. : Cela varie mais il faut tout de même une bonne condition physique pour effectuer le voyage : traverser la moitié du continent, prendre des risques, courir pour fuir la police mexicaine et américaine… On peut supposer que la population touchée par cette émigration est la plus jeune et la plus désespérée car elle est disposée à prendre le plus de risque pour traverser les frontières. C'est celle qui subit de plein fouet les effets des crises économiques et de la violence dans les sociétés d’origine, qui n’a connu que la violence et que la crise. La situation s’est en effet fortement dégradée dans les trois principaux pays d’origine des migrants. Au Salvador, l’émigration vers les États-Unis est deux cent fois plus élevée que ce qu’elle était en 1960, sur un rythme annuel. On parle d’explosion. La dégradation du contexte de départ pousse ces jeunes à partir.  

L’évolution générale est à la hausse ?

J-M. L. : En 1990, près d’un million de citoyens issus d’Amérique centrale habitaient aux États-Unis. Ce chiffre est de trois millions aujourd’hui. La population a triplé en 20 ans.  

Y a t-il une seule route pour faire ce long périple d’Amérique centrale vers l’Amérique du Nord ?

J-M. L. : Le passage par l’État mexicain du Chiapas est privilégié car les contrôles des autorités mexicaines y sont peu fréquents. De plus, les accidents du territoire sont tels que les migrants peuvent facilement passer inaperçus. Les forêts rendent la traversée plus discrète. Les points d’entrée pour gagner le territoire américain sont un peu toujours les mêmes : Tijuana, Ciudad Juarez, Ciudad Victoria. Tout dépend du mur, des passages et des tunnels qui existent encore. C’est difficile à savoir parce que les arrestations entre le Mexique et les États-Unis ont fortement diminué.  

Pour quelle raison ?

J-M. L. : La réduction des arrestations sur la frontière est une conséquence de la crise économique mais aussi du renforcement des contrôles. Malgré le mur, les migrants développent des stratégies habiles et prennent de plus en plus de risques pour traverser. Les contrôles et les arrestations s’exercent davantage sur le territoire américain. Les descentes dans les entreprises réputées pour embaucher du personnel sans papier sont régulières. L’administration Obama a fait sa réputation en devenant l’administration américaine qui a expulsé le plus de clandestins depuis la Seconde Guerre mondiale. Même Georges W. Bush n’avait pas été si loin. 

Quelle est la politique des pays touchés par ce flux migratoire ?

J-M. L. : Le Mexique est mal à l’aise par rapport à cette migration car il considère que migrer constitue un droit humain. Principal pays concerné par ces migrations, il reconnaît que les populations en détresse doivent pouvoir se déplacer. Préoccupé par cette situation, le gouvernement mexicain ne souhaite pas mettre en place une militarisation de la frontière telle que le pays la subit de la part des États-Unis. D’un autre côté, il est contraint de développer des politiques publiques pour intégrer les migrants centraméricains qui ne parviennent pas à gagner le territoire américain et restent au Mexique. Les autorités mexicaines doivent subvenir aux besoins de cette population très précaire. La position mexicaine oscille entre reconnaître le droit à la migration et se protéger en défendant ses propres intérêts. Les États-Unis exercent également une pression importante sur le gouvernement mexicain pour qu’il ferme sa frontière sud.  

Que deviennent ces migrants coincés du côté de la frontière mexicaine ?  Repartent-ils dans leurs pays ?

J-M. L. : Une population demeure dans la zone frontalière, un peu en transit. Les migrants attendent le bon moment, le bon passeur pour pouvoir remonter vers le nord mais parfois cela n’arrive pas. Il arrive aussi que le migrant soit blessé, que le voyage ait été si éprouvant qu’il n’a plus de force pour continuer la route avant plusieurs mois, plusieurs semaines. Le Mexique a longtemps fermé les yeux face à cette situation. La police ainsi que des bandes criminelles profitaient de la précarité des migrants pour les dépouiller. Depuis une dizaine d’années, le pays a légiféré et tente de mettre en place une politique d’immigration. Il n’avait jusqu’ici qu’une politique d’émigration. Mais c’est laborieux. Les centres d’aide aux migrants sont limités. Même si d’un point de vue juridique des améliorations sont notables, la situation humanitaire est encore très préoccupante.  

Le mur a donc simplement déplacé le problème ?

J-M. L. : Les migrants développent d’autres moyens pour immigrer aux États-Unis. Ils essaient par exemple d’obtenir des visas temporaires pour visiter un membre de leur famille et restent au delà du terme du visa. Ils deviennent sans-papiers sur le sol américain. Au vu de l’évolution des statistiques, si la moitié des migrants centraméricains arrivent de façon légale, cela signifie que la migration clandestine continue. Le mur a émergé sous l’administration de Georges W. Bush, même si l’idée de sécuriser la frontière est une vieille idée. Des travaux avaient été lancés sous son administration. Le président Obama a mis le holà. Il était préoccupé par l’image que cela donnait des États-Unis, terre d’immigration, et par le coût de cette barrière entre les deux pays dans le contexte budgétaire difficile à son arrivée au pouvoir en 2008. Il a fallu faire des coupes budgétaires et le mur en a fait les frais. Barack Obama n’était pas certain de l’efficacité de ce mur étant donné la multiplication de stratégies alternatives d’immigration.  

La politique américaine est plutôt ferme face à ce phénomène migratoire ?

J-M. L. : Les autorités américaines renforcent les lois migratoires sur leur territoire, ce qui est moins visible à la frontière où demeure un statu quo. Les arrestations et les expulsions sont massives. Les cas de familles divisées dans lesquels la maman reste avec les enfants sur le sol américain et le papa est expulsé sont nombreux. En 2012, il y a eu 400 000 expulsions. Les migrants légaux et illégaux subissent de plein fouet la politique de l’administration Obama faite de raids et de traques.  

Où s’établissent les clandestins aux États-Unis ?

J.-M. L. : Les principaux États de destination des migrations centraméricaines sont le Texas, la Californie et la Floride. Les immigrés s’établissent plutôt dans les centres urbains mais pas seulement car au niveau des emplois occupés, le secteur agricole est très présent. Ce n’est pas juste une migration urbaine. C’est difficile à mesurer. Les statistiques ne sont pas très fiables. Les grands secteurs dans lesquels ces migrants sont employés sont : l’agriculture, le travail manuel difficile dans les usines, la restauration (vaisselle, entretien). Tous les métiers considérés comme mal payés et dégradants sont occupés par la main d’œuvre immigrée, comme en Europe.  

D’un côté les États-Unis renvoient ces migrants chez eux, et de l’autre, ils ont besoin de cette main d’œuvre...

J-M. L. : C’est toute la contradiction de la situation. La réforme migratoire qui s’annonce souhaite régler ce problème. Que ces emplois critiques pour l’économie américaine trouvent preneur sans pour autant nourrir l’illégalité en permanence.  

Quelles sont les conditions de ces migrants notamment en Californie ou au Texas ?

J-M. L. : À part ceux qui ont un titre de séjour, tous les autres sont des sans-papiers. Ils n’ont pas accès aux soins de santé, ne peuvent pas ouvrir de compte bancaire, n’ont pas de permis de conduire… Ils s’exposent à tout moment à une arrestation et donc à une expulsion. Ils vivent avec la peur au ventre en permanence. Certains États d’origine de ces clandestins ont réagi par rapport à cette situation. Le Mexique, par exemple, a délivré une carte d’identité consulaire à ses ressortissants. Cela équivaut à une carte nationale d’identité telle qu’on la connaît en Europe occidentale. Les autorités américaines reconnaissent la carte d’identité consulaire. Si un migrant sans-papiers se fait arrêter pour une infraction quelconque, ce document suffit pour prouver son identité. Le policier n’est pas obligé de l’emmener au poste. Des millions de mexicains qui vivent aux États-Unis ont enfin pu lancer des démarches administratives ou traiter avec l’administration américaine sans craindre de se faire arrêter et expulser.  

Est-il possible d’établir un parallèle avec l’Europe et les milliers de migrants venus du continent africain qui périssent en mer méditerranée, au large de l’île de Lampedusa ?

J-M. L. : À partir du moment où les gouvernements militarisent les frontières, ils poussent les migrants à prendre plus de risque pour les traverser. Construire des murs ne fait pas diminuer l’immigration, cela oblige les migrants à développer d’autres stratégies. Les conditions socio-économiques et la violence dans les sociétés d’origine des migrants constituent le nœud du problème. Le parallèle entre le continent américain et le continent européen est évident. Dans les deux situations, les autorités cherchent à régler les choses en surface et non pas à s’attaquer aux racines du mal que sont les écarts de développement et les effets de différentes politiques soutenues par le gouvernement américain et l’Union européenne (UE). L'Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA) a libéralisé le marché du maïs et mis des centaines de milliers de paysans mexicains à la rue. Ces paysans représentent autant de candidats à l’émigration vers le nord. Les effets de la politique agricole commune de l’UE sur certains pays du Sud sont controversés. L’UE en a pris conscience mais l’absence d’une politique forte face aux révolutions arabes et un manque de soutien au processus de transition dans ces sociétés font que la jeunesse maghrébine se désespère et continue de vouloir traverser la Méditerranée au péril de sa vie. En tentant de traiter les flux migratoires et non ce qui les cause, les gouvernements européen et américain ne résoudront pas ce fléau.  

La crise financière qui touche les pays du Nord ne renverse pas la tendance ?

J-M. L. : En Amérique centrale, l’émigration continue car le contexte local dans les pays d’origine se détériore. Par contre, dans le cas mexicain, la migration mexicaine vers les États-Unis ralentit sérieusement. La recherche sur le sujet pointe davantage les changements dans la société mexicaine que les effets de la politique migratoire américaine. La société mexicaine évolue et le pays a été moins frappé que les États-Unis par la crise financière. Le Mexique revient de beaucoup plus loin mais les opportunités se développent dans le tourisme et dans différents secteurs économiques. Cependant, le problème de la violence persiste et s’aggrave. Le processus de ralentissement de la migration est donc spécifiquement mexicain. 

Qu’en est-il de l’Amérique du Sud ?

J-M. L. : La situation s’améliore en Équateur. De nombreux Équatoriens qui avaient migré en Espagne au début des années 2000, rentrent au pays. Le Brésil, dont on vante les mérites économiques, bénéficierait d’un mouvement de retour de la part de ses citoyens également. Cela s’explique surtout par les dégradations des conditions socio-économiques dans les lieux de destination et principalement en Espagne. On assiste non seulement à un mouvement massif de retours des migrants latino-américains mais aussi d’arrivée de jeunes Espagnols qui s’installent en Argentine ou ailleurs en Amérique latine.  

Jean-Michel Lafleur est chercheur au Centre d’Études de l’Ethnicité et des Migrations (CEDEM) de l’Université de Liège. Il s’intéresse à la dimension transnationale des migrations contemporaines, et plus particulièrement aux questions de participation et représentation politique des migrants dans leurs pays d’accueil et d’origine. Ses travaux traitent à la fois des cas européens (Italie, Belgique) et latino-américains (Mexique, Bolivie). Il a publié une série d’articles dans les revues International Migration et la Revue Européenne des Migrations Internationales. Ses publications incluent deux monographies sur le transnationalisme intitulés Transnational Politics and the State. The External Voting Rights of Diasporas (Routledge, 2013) et Le transnationalisme politique. Pouvoir des communautés immigrées dans leurs pays d’accueil et pays d’origine (Academia-Bruylant, 2005).