Lettre à Franco © Rodaje Modmedia

"Franco est sans doute l’un des dictateurs les plus secrets du XXe siècle"

Entretien
de Alejandro Amenábar
107 minutes 2020

En France on connaît (ou on croit connaître) la période de la Guerre civile et ses conséquences (l’exil des Républicains espagnols), beaucoup moins la période qui précède. Comment peut-on résumer le contexte qui conduit à la guerre civile ?

Le contexte qui précède la guerre civile est celui de l’essoufflement d’un système politique, la monarchie d’Alphonse XIII, qui se montre incapable d’admettre et de satisfaire les revendications de modernisation et de partage plus équitable des richesses. La République proclamée le 14 avril 1931 met en marche, dans un premier temps (1931-1933), une série de réformes profondes qui dérangent cet ordre séculaire (réforme agraire, réforme de l’armée, de l’éducation, séparation de l’Église et de l’État, droit de vote pour les femmes…). Dès 1933, parce que les uns trouvent les réformes trop lentes et que les autres les jugent contraires à leurs intérêts ou à leurs valeurs, les partis réactionnaires gagnent les élections et entreprennent une authentique contre-réforme politique qui freine l’ensemble des projets de modernisation sociale et économique. Cela exaspère les secteurs d’opposition ouvrière les plus radicaux, et mène à un épisode révolutionnaire en 1934 dans les Asturies, qui sera brutalement écrasé (deux mille morts et environ trente mille prisonniers) par l’envoi des troupes commandées par le Général Franco. En 1936, les forces progressistes, organisées dans une coalition appelée le « Front populaire », reviennent au pouvoir. Elles prononcent l’amnistie des prisonniers politiques de 1934, rétablissent le statut d’autonomie de la Catalogne, déclarent l’illégalité de Falange Española, le parti fasciste de Primo de Rivera, et emprisonnent ses dirigeants. L’ensemble de la période est donc marqué du sceau de l’instabilité politique.

Nous découvrons dans Lettre à Franco le général Franco alors qu’il n’est pas encore parvenu au pouvoir. Le film le présente comme une figure prudente, calculatrice, peu charismatique… Comment faire le lien entre cet « anti-héros » et le Franco qui dominé l’Espagne pendant plusieurs décennies ?

Il y a un écart entre l’image de dictateur inflexible que nous avons forgée de lui et le personnage plus complexe qui nous est présenté dans le film. Ce contraste nous fait réaliser à quel point nous méconnaissons Franco, sans doute l’un des dictateurs les plus secrets du XXe siècle. Les historiens, en particulier Paul Preston qui lui a consacré une biographie magistrale, s’accordent à parler de « l’énigme Franco », d’un « Franco caméléon ». Ces formules renvoient au mutisme, à l’imprécision, à la prudence peut-être, de Franco. Sa faculté d’adaptation fut en tout cas l’une de ses grandes forces politiques.

Ce ne sont pas les qualités mises en avant par ses thuriféraires…

Ses hagiographes et plus généralement la propagande du régime ont effectivement forgé un autre Franco, et sont parvenues à susciter de véritables sentiments d’adulation à son égard. Était-il lui-même pris au piège de sa propre propagande, comme le suggèrent deux scènes du film d’Amenábar ? Le fait est qu’il aimait à se comparer aux grands héros guerriers et aux bâtisseurs de l’empire espagnol : le Cid, Charles Quint, Philippe II. Il a d’ailleurs écrit, sous le pseudonyme de Jaime de Andrade, le scénario d’un film de propagande réalisé par José Luis Saenz de Heredia, intitulé Raza (1942) un « biopic » dans lequel il se forge un passé idéalisé. Il y a eu beaucoup de récits, de témoignages sur sa timidité en privé et son inhibition en public. Dans le film le comédien Santi Prego qui l’interprète allie à des expressions du visage et du regard presque enfantines une cruauté froide et une propension à expédier sans état d’âme les questions les plus tragiques, comme les condamnations à mort.

À quoi fait allusion le titre original du film  « mientras dure la guerra » ?

Le film montre que le général Cabanellas (qui l’avait eu sous ses ordres en Afrique) voit clair dans la stratégie de Franco (« Franco, le coquin qui arrive à ses fins »). Il refuse de lui laisser trop de pouvoir, et ce contre l’avis de la majorité de ses confrères qui acceptent de lui confier à la fois le pouvoir militaire et le pouvoir politique en le désignant généralissime et chef de l’État. Pour vaincre ses réticences, le général Kindelan fait amender le texte qui doit être voté avec cette mention : « jusqu’à la fin de la guerre » (« mientras dure la guerra »), mention qui a disparu au moment du vote. L’analyse que fait ensuite le général Cabanellas, qui déclare que Franco, une fois obtenus les pleins pouvoirs, était capable de les garder jusqu’à sa mort, est particulièrement clairvoyante. Et d’autant plus lorsqu’on sait qu’à la fin de la guerre l’opposition politique a été impitoyablement pourchassée et réprimée, et ce jusqu’aux dernières heures du régime. La « guerre » à laquelle fait allusion le titre ne s’est en fait terminée… qu’avec la mort du dictateur.

Le général José Millán Astray mène une campagne d’influence pour Franco auprès des généraux les plus sceptiques… Quel rôle cet homme a-t-il joué dans l’accession au pouvoir du général Franco ?

Le général Millán Astray avait été formé dans le culte de la guerre et de la mort. Avant la guerre, il avait été un élément-clé dans la fondation d’un corps militaire calqué sur la Légion étrangère française. Au moment de la guerre civile (quoi qu’en disent actuellement ses admirateurs, offusqués par la représentation et le rôle qu’il tient dans le film), il était un militaire brutal et impulsif, en phase avec l’idéologie fasciste et totalement acquis au franquisme.

Comment expliquer sans cela qu’il se soit vu confier le poste-clé de la Presse et la propagande ?

Le film insiste d’ailleurs sur sa familiarité avec Franco et le travail d’influence qu’il accomplit en vantant ses mérites devant les autres généraux. Mais son rôle dans la propagande allait bien au-delà de ce qu’on peut voir dans le film : il a par exemple créé la Radio Nationale d’Espagne, l’un des relais de la propagande les plus efficaces pendant et après la guerre.

Le film se déroule quasiment entièrement à Salamanque dans la communauté de Castille-et-Léon. Quelle était la couleur politique de cette région ?

Cette région s’est pliée au coup d’État sans presque de résistance. La population y était majoritairement favorable, et elle est rapidement tombée sous le contrôle des insurgés. Le film montre d’ailleurs que les insurgés étaient présents dans Salamanque dès le 19 juillet, et que la population s’est tenue à distance, à peu d’exceptions près. Dans ces circonstances, il est surprenant que la violence de la répression y ait été aussi élevée. Les insurgés s’y sont particulièrement acharnés sur les représentants politiques et les militants qui soutenaient le Front populaire, les dirigeants syndicaux, les intellectuels républicains et les francs-maçons. L’idéologie traditionaliste et fasciste y était très présente, et les artisans du coup d’État pouvaient compter sur la présence des phalangistes qui s’étaient structurés dans les grandes villes de la région et, en particulier à Valladolid.

En quoi le siège de l'Alcázar de Tolède marque-t-il un tournant dans l’histoire ? Quel rôle cet événement a-t-il joué ?

Cet épisode, qui donna lieu à la libération d’un groupe d’insurgés réfugiés dans l’Alcázar et encerclé par les forces fidèles à la République, a acquis valeur de symbole de l’affrontement entre les deux camps. Il a été hissé au rang de véritable mythe par la propagande franquiste, l’exploitant comme emblème du courage et de l’esprit de sacrifice des insurgés.. Dans le film, l’évolution des décisions de Franco concernant le sort militaire à réserver à cette place forte éclaire sur sa stratégie militaire et politique. Il est d’abord réticent à s’attarder à sa libération, préférant « foncer » immédiatement sur Madrid et s’en emparer, ce qui aurait peut-être mis un terme à la guerre en peu de mois. Mais il comprend que sa hâte à vaincre pourrait lui faire perdre l’opportunité de garder le pouvoir à l’issue de la guerre. Son détour pour libérer l’Alcázar devient à ce moment une étape dans sa stratégie de conquête personnelle du pouvoir politique.

À travers la figure d’Unamuno, le film s’intéresse aux réactions des milieux intellectuels espagnols au coup d’État militaire. Étaient-ils aussi divisés que le pays ?

Les intellectuels étaient divisés, mais ils ont été plus nombreux à se positionner du côté républicain. Ils l’ont d’ailleurs payé très cher, si l’on considère le nombre de morts et d’exilés. Ceux qui sont restés en Espagne ont purgé de lourdes peines de prison, ont fait l’expérience de l’exil intérieur, du déclassement, d’humiliations de toutes sortes. Au-delà du sort tragique et universellement connu de Federico Garcia Lorca, l’Espagne nationale a privé le pays de presque toute une génération d’intellectuels. Quant aux autres, les fidèles à la cause du franquisme, d’une certaine façon ils lui ont aussi sacrifié leur talent en le mettant au service de sa propagande.

Pouvez-vous nous présenter l’écrivain Miguel de Unamuno ? Comment résumer un itinéraire intellectuel et politique qu’on pourrait qualifier de « sinueux » ?

À son époque, il était considéré comme l’un des plus grands écrivains de son temps, ce qui est très perceptible dans le film au travers des marques de déférence et d’admiration que les personnages lui témoignent. Il était important pour les franquistes de capter son adhésion (ou à défaut, d’en entretenir l’illusion), eux qui ne comptaient pas beaucoup d’intellectuels de renom dans leurs rangs. Unamuno a occupé les fonctions de recteur de l’université de Salamanque à partir de 1900, avant d’en être suspendu et exilé en 1914 pour son hostilité envers la monarchie, et de reprendre son poste à son retour en Espagne. Il fait partie du groupe qu’on appelle la Génération de 98, les intellectuels qui, suite à la perte de Cuba, ont fait l’analyse de son déclin et ont réfléchi à sa régénération sans aller jusqu’à s’engager dans le combat politique.
Le film met en évidence ses contradictions et son peu de clairvoyance à l’heure de faire une lecture politique du coup d’état et des intentions des insurgés. Il a été sauvé par la postérité pour le grand courage de son discours à l’Université de Salamanque, et le retentissement des phrases qu’il adresse au régime (« Vous vaincrez mais ne convaincrez pas »). Mais ce coup d’éclat et ses conséquences (il a été assigné à résidence par le régime) ont longtemps masqué la dimension trouble du personnage : on voit bien dans le film qu’il a accueilli favorablement le soulèvement contre la République, raison pour laquelle certains le considèrent encore aujourd’hui comme un traître.

À la fin du film, Miguel de Unamuno prend la parole au moment de la « Fête de la Race ». Que représentait cet événement ?

Le « jour de la race » est le nom originel d’une des fêtes nationales du monde hispanique, le 12 octobre, jour de la découverte du continent américain par Christophe Colomb (depuis 1958, elle est devenue le « jour de l’hispanité »). Cette date correspondait également à la fête de Notre Dame du Pilar, la vierge de Saragosse, une des fêtes religieuses les plus importantes du calendrier liturgique.
Il s’agissait d’un temps fort de la vie sociale, religieuse et politique. Sous le franquisme elle était l’occasion d’un grand déploiement de manifestations lors desquelles Église et pouvoir politique apparaissaient indissolublement liés. Ce pacte avait été scellé pendant la guerre civile, la hiérarchie catholique ayant légitimé le coup d’État et hissé la guerre au rang de « sainte croisade ».

Pourquoi Unamuno prononce-t-il ce discours ? Quelles conséquences a eues cette prise de parole ?

Le film montre comment Miguel de Unamuno ouvre progressivement les yeux sur la réalité de l’insurrection, et prend conscience de la tournure dramatique de la situation politique. L’exécution de ses amis, que rien ne peut justifier à ses yeux, l’ineptie des discours entendus dans l’amphithéâtre de l’université, le culte que Millán Astray voue à la mort le font basculer vers une condamnation très forte du franquisme. Cette prise de parole a d’abord failli lui coûter la vie, comme on le voit dans le film : il est exfiltré de l’amphithéâtre chauffé à blanc, guidé (et en quelque sorte protégé) par Carmen Polo de Franco. Ensuite, il sera assigné à résidence et ne ressortira pratiquement plus de chez lui jusqu’à son décès, deux mois plus tard. Pour le régime du général Franco, la condamnation d’Unamuno a été, à moindre échelle toutefois, un signe fort donné à l’international de son mépris pour les intellectuels.

La sortie du film s’inscrit dans le contexte de la récente exhumation de Franco, dont la dépouille a été transférée du mausolée du Valle de los Caídos au plus modeste cimetière municipal où sa femme était enterrée. Que représente la figure de Franco dans l’Espagne d’aujourd’hui ?

Franco reste un sujet de polémique, qui fait inlassablement ressurgir les forces en présence pendant la guerre civile. Le défunt dictateur reste adulé par certains et détesté par d’autres. Mais avec le renouvellement générationnel et le manque de formation historique, les jeunes générations témoignent aussi d’une certaine indifférence ou d’ignorance à son égard, ce qui les rend fragiles et perméables aux thèses néo-franquistes. Ces dernières se sont consolidées à partir des années 2000 et sont désormais exprimées de manière décomplexée. Elles sont une réaction à la montée du mouvement citoyen de récupération de la mémoire historique qui, conjointement au travail des historiens, a mis au jour les exactions commises par la dictature : les disparitions forcées, les charniers qui couvrent le territoire national, les tortures, les trafics d’enfants volés, et une infinités d’injustices et d’humiliations infligées aux vaincus dont les vainqueurs n’ont pas eu à rendre compte.

Florence Belmonte est agrégée d'espagnol, docteur en études ibériques et maître de conférences à l'Université Paul-Valéry de Montpellier (en 2004). Spécialiste d'histoire contemporaine espagnole, elle est l’autrice de Madrid, février 1965. Une ligne de partage ? (Presses universitaires de la Méditerranée, Montpellier, 2007.)