Fritz Bauer, un héros allemand©Arp Sélections

Fritz Bauer : Entretien avec Marie-Bénédicte Vincent, historienne

Entretien
de Lars Kraume
106 minutes 2016

Avant l’arrestation d’Eichmann, Fritz Bauer est déjà une personnalité publique en Allemagne. Quelle est l’origine de sa notoriété ?

Fritz Bauer est rentré d’exil en 1949 en RFA, où il retrouve un poste de procureur à Brunswick. En 1952, il devient célèbre en défendant la mémoire de la résistance allemande au nazisme lors du procès d’Otto Remer. Remer était le chef de la garnison de Berlin en 1944. Il a fait arrêter le comte Klaus von Stauffenberg, l’un des conjurés du 20 juillet 1944, qui a posé la bombe visant à tuer Hitler et a été fusillé le 21 juillet 1944. Aujourd’hui, ces résistants sont considérés comme des héros, notamment le colonel von Stauffenberg. C’est une grande figure, qui jouit d’une stature morale. Mais à l’époque, il est vu comme un traître à sa patrie, car il a rompu son serment d’officier et s’en est pris au chef des armées en temps de guerre.
Très isolé, Bauer dénonce Remer, qui milite dans un parti extrémiste néo-nazi (interdit en 1952), et sauve la mémoire de Stauffenberg. Il montre que le geste du tyrannicide était patriotique, dans la mesure où le régime nazi était un État de non-droit et poursuivait une politique criminelle, et que, dans ce contexte, trahir son serment d’obéissance revenait à servir la cause de la justice. Bauer est convaincu de la nécessité pour la société allemande de se confronter au passé nazi. Il n’hésite pas à utiliser les médias pour y parvenir. Le procès Remer fait l’objet de comptes rendus dans la presse et, au cours de sa carrière, le procureur fait plusieurs passages remarqués à la télévision. Lors du procès d’Auschwitz en 1963-1965, il encourage la présence des journalistes aux audiences. Il met en œuvre une exposition autour du procès en faisant venir des objets du musée d’Auschwitz en Pologne pour faire connaître le camp au-delà de la salle du prétoire. Il soutient également la pièce de théâtre de Peter Weiss, L’Instruction, jouée sur plusieurs scènes ouest-allemandes dès 1965, qui reprend le procès de façon documentaire et aide à sa publication.

Bauer semble ne disposer que de très peu d’appuis dans son combat.

Bauer est très isolé au sein de son corps professionnel et plus largement dans la société allemande. Il s’adresse beaucoup à la jeunesse : il est assez pessimiste sur sa propre génération et pense que l’avenir de la démocratie repose sur la nouvelle. Dans le film, Bauer a le soutien de Georg-August Zinn, le chef du gouvernement du Land de Hesse de 1950 à 1969. Leur complicité vient de leur engagement social-démocrate sous la République de Weimar. Bauer a milité dès 1920 dans le mouvement « La bannière du Reich », organisation d’anciens combattants républicains, qui réunissait des sociaux-démocrates, des catholiques du Zentrum et des démocrates. Si Bauer et Zinn ont un passé commun de militants et de résistants au nazisme, Bauer est une personnalité beaucoup plus radicale. Il a été persécuté par les nazis pour ses opinions politiques, mais aussi parce qu’il est d’origine juive. Bauer a été exclu de la fonction publique en 1933. Il a connu l’exil au Danemark, puis en Suède. Quand il revient en RFA, il fait figure d’outsider dans la société.

On peut s’étonner qu’il faille attendre la fin des années 1950 pour que se tienne le procès des criminels nazis poursuivis par Bauer.

Pendant la période d’occupation qui suit la guerre, un nombre non négligeable de poursuites pénales ont été engagées contre des criminels nazis, tant par les Alliés que par les Allemands eux-mêmes en vertu de la loi du conseil de contrôle allié n°10 du 20 décembre 1945, et ce jusqu’en 1950. Ces procédures sont ensuite interrompues. En effet, autant le procès de Nuremberg avait été bien perçu par la population allemande, qui trouvait légitime de condamner les grands dignitaires nazis, autant les procès qui suivent sont désapprouvés, notamment parce que le droit utilisé est un droit étranger et rétroactif. Les catégories pénales utilisées ont été forgées par le tribunal international de Nuremberg, notamment celle de « crime contre l’humanité ». À partir des années 1950, la plupart des juristes ouest-allemands s’opposent à l’utilisation de ce droit allié. Ces réticences tiennent à une forme de patriotisme et au raisonnement juridique selon lequel on ne condamne pas un individu en utilisant des catégories rétroactives, d’autant que la Loi fondamentale de 1949 interdit celles-ci. La justice de la RFA utilise donc le Code pénal allemand de 1871, en l’occurrence la catégorie du « meurtre », et non celle de « crime contre l’humanité », y compris lors du procès d’Auschwitz. Cependant, pour établir un meurtre, il faut un témoin qui atteste avoir vu, ce qui rend compliquée l’administration de la preuve.
En 1958 a toutefois lieu à Ulm le procès des Einsatzgruppen, les escadrons de la mort. On prend conscience de l’insuffisance des poursuites engagées contre les Täter, les criminels nazis. Les ministres de la Justice de tous les Länder et du gouvernement fédéral décident alors de créer une administration spécialisée dans la poursuite judiciaire des criminels nazis. C’est un tournant fondamental : établie à Ludwigsburg, cette agence centrale n’a pas le pouvoir de lancer des investigations pénales, mais elle prépare en amont les poursuites, constitue des dossiers, fait des enquêtes, puis les transmet aux parquets. Elle permet ainsi une relance importante des procédures. Ce travail aboutit aux procès des années 1960, et en particulier à celui d’Auschwitz (1963-1965).
La constitution des dossiers de mise en accusation est très longue : il faut trouver des témoins. Souvent les crimes ont été commis sur des territoires sur lesquels l’Allemagne n’a aucune prise dans le contexte de la guerre froide. La préparation du procès de Francfort, sur lequel Bauer travaille déjà lors de la traque d’Eichmann est un travail colossal : il tente de réunir les témoignages de mille cinq cents personnes. Globalement, il est isolé, mais il y a quand même une équipe de trois procureurs qui l’aident, dont certains se rendent à Auschwitz, ce qui est incroyable pour l’époque, parce que c’est au-delà du rideau de fer. Ils y rencontrent le directeur du musée d’Auschwitz. Bauer lui-même ne peut pas faire ces déplacements parce qu’à l’époque il est trop connu pour qu’une telle démarche ne soit pas sur-interprétée politiquement.

Dans ses efforts pour retrouver et arrêter Eichmann, Bauer rencontre de nombreuses résistances de la part de fonctionnaires qui cherchent à protéger le haut responsable nazi. La dénazification est-elle un processus inachevé ?

Il faut distinguer épuration judiciaire et administrative. La dénazification administrative avait visé toute la population adulte des zones d’occupation occidentales. Elle a donné lieu à des arrestations automatiques, à des suspensions pendant quelques mois de fonctionnaires et à des renvois. Cependant, le Parti nazi comptait des millions de membres et les besoins liés à la reconstruction étaient immenses. En 1950-1951, toute une législation est adoptée en RFA pour restaurer les droits des fonctionnaires au passé nazi, qui sont réintégrés. Dans pratiquement toutes les administrations, les agents font une seconde carrière : alors qu’ils étaient déjà actifs sous le nazisme, ils parviennent à se hisser à de hauts postes. La police criminelle fédérale, qui a lancé une enquête sur son passé, a publié en 2011 son histoire qui montre que pratiquement tous ses fonctionnaires de l’après-guerre étaient déjà en poste avant 1945.
Cependant, tous les anciens membres du Parti nazi ne sont pas des idéologues. L’adhésion au parti est le fait de quasiment la totalité des fonctionnaires en 1937. Il serait abusif de dire que tous sont des nazis convaincus. Mais ils ont accepté d’être intégrés, de leur plein gré ou sous contrainte, dans un régime dictatorial et criminel. Après la guerre, ils ne militent pas dans des partis néo-nazis. La plupart adhèrent aux trois principaux partis de la RFA : les chrétiens-démocrate, les libéraux ou les sociaux-démocrates. Ils ne forment pas de forces hostiles à la démocratie qui auraient cherché à la renverser. Tous les fonctionnaires ne sont pas criminels, mais ils sont tous compromis et il y a une certaine solidarité dans cette compromission. De ce fait, la plupart des fonctionnaires se sont tus sur leur passé. Il y a eu beaucoup de travaux d’historiens sur le silence pendant les années 1950. On ne parle pas du passé, qui est un sujet tabou. C’est compromettant pour tout le monde, et pour ceux qui ne sont pas compromis comme Fritz Bauer, en parler condamne à être isolé et marginalisé. Le silence des années 1950 permet le consensus et l’intégration du plus grand nombre. Il permet de travailler ensemble. En effet, dans chaque administration coexistent des personnes qui ont été persécutées et envoyées en camp de concentration, comme Bauer en 1933, avec des personnes engagées dans la répression.

La présence d’anciens nazis est dénoncée jusqu’au sein du gouvernement, en la personne de Hans Globke.

Hans Globke est le bras droit d’Adenauer à la chancellerie à Bonn. Ce n’est pas un nazi, au sens où il n’a pas été membre du parti. En revanche, il a fait un commentaire des lois raciales de Nuremberg de 1935, qui ôtent la citoyenneté allemande aux Juifs, leur enlèvent un certain nombre de droits civiques et les discriminent juridiquement. Dans les années 1950, Globke fait l’objet de multiples dénonciations de la part de la RDA, qui accuse ce protégé d’Adenauer d’être un ancien nazi. Adenauer le défend pourtant en affirmant que c’est un bon juriste et un fonctionnaire loyal. Il est l’archétype de tous les fonctionnaires qui ont collaboré avec le nazisme. Certains juristes ont développé un droit racial et une idéologie justifiant l’inégalité raciale, un droit « aryen ». Ce n’est pas le cas de Globke. Il était en poste au ministère de l’Intérieur du Reich et il a répondu à une commande. On comprend cependant que sa présence soit dérangeante dans les années 1950, car il est l’emblème de la compromission de toute une partie de la fonction publique.

Dans ces conditions, pourquoi décide-t-on de relancer les poursuites judiciaires en 1958 ?

En 1958, après le procès des Einsatzgruppen, la RFA joue sa crédibilité en tant que démocratie du camp occidental. Elle doit montrer qu’elle entretient un rapport critique avec son passé. Les nouvelles poursuites visant les criminels sont un geste à destination du monde. Compte tenu de toutes les réintégrations de fonctionnaires, Adenauer a besoin de montrer que la RFA se distancie du passé nazi, notamment pour conserver le soutien des Américains face au bloc soviétique. En effet, l’Allemagne de l’Est dénonce en permanence la continuité des personnels entre le nazisme et la RFA des années 1950. Tout le discours de la RDA repose sur l’idée qu’elle est la véritable démocratie antifasciste, alors que la RFA continue le régime nazi. La RFA, sans prendre au sérieux pour elle-même ces accusations, a tout de même besoin de s’en défendre vis-à-vis de l’extérieur. La création de l’agence de Ludwigsburg est le produit d’une histoire croisée entre les deux Allemagne.

Pourtant, la jeunesse allemande des années 1950 semble se sentir peu concernée par le passé nazi.

Pendant les années 1950, la population allemande se désintéresse de la politique, après la période nazie où elle a connu trop de politique. Il y a une distance vis-à-vis des idéologies et des programmes politiques. Les gens se replient vers la reconstruction économique et le confort matériel. Comme en France, les années 1950 sont une grande période de changement du quotidien avec le développement de l’équipement électroménager et des automobiles. C’est encore plus fort pour les Allemands qui ont connu de 1945 à la réforme monétaire de 1948 l’extrême chaos et la misère. On a faim en Allemagne pendant l’occupation. Même des gens qui disposaient d’un traitement, comme les fonctionnaires, ont été confrontés aux difficultés matérielles. Ils n’avaient pas de chauffage, ne mangeaient pas à leur faim, la plupart avaient perdu leur logement, leur famille, les villes étaient détruites. Dans les années 1950, avoir accès à tous ces biens de consommation est extraordinaire pour eux. Cette période contraste avec les années 1960 où il y a un réinvestissement de la sphère politique, notamment par la jeunesse. Les organisations de jeunesse des grands partis voient d’ailleurs leurs effectifs exploser dans cette décennie.

Fritz Bauer se heurte également à une sorte d’amnésie de la part de ses concitoyens, en particulier au sujet du génocide des Juifs.

Dans l’historiographie, on estime généralement que c’est à partir du procès d’Eichmann en 1961 que la question du génocide des Juifs devient centrale parmi les crimes nazis. C’est effectivement un tournant, en raison de la très grande médiatisation internationale du procès à Jérusalem. Mais dans l’opinion allemande, c’est le procès d’Auschwitz deux ans plus tard qui conduit à une véritable prise de conscience, précisément parce qu’il a lieu en RFA. C’est la raison pour laquelle Bauer insiste tant pour que le procès d’Eichmann ait lieu en Allemagne. Ce qui l’intéresse, c’est la confrontation des Allemands avec le passé nazi. Quand il comprend qu’Eichmann sera effectivement jugé à Jérusalem, il pense que ce procès sera trop lointain pour concerner véritablement la société allemande. Le procès d’Auschwitz à Francfort est en revanche une victoire pour Bauer. Par la suite, on ne peut plus écrire l’histoire du nazisme sans évoquer le caractère central du génocide des Juifs. Il faut se rappeler que dans les années 1960, il n’existait pas de livre sur Auschwitz en Allemagne. L’histoire du camp et du centre de mise à mort est postérieure à 1965. C’est avec le procès, au cours duquel les historiens se sont impliqués et sont venus témoigner, notamment ceux de l’Institut d‘histoire du temps présent à Munich, qu’il y a eu une évolution. En ce sens, Fritz Bauer est un précurseur. C’est un homme qui voit loin. Le film rend hommage à sa clairvoyance et à sa lucidité.

La répression de l’homosexualité en RFA occupe une place importante dans le film et pèse comme une menace constante sur les deux personnages principaux.

Dès l’Empire et la République de Weimar, les hauts fonctionnaires ont des obligations disciplinaires dans leur comportement, tant en service qu’à l’extérieur de leur service, l’idée étant qu’un fonctionnaire est un représentant de l’État et doit se montrer digne de la confiance que l’État place en lui. Par conséquent, tout ce que l’on considérait à l’époque comme des « déviances » est sanctionné : alcoolisme, affaires de mœurs, relations adultère notoires, etc. L’homosexualité entre dans ce cadre. Le problème n’est pas d’être homosexuel, mais que cela se sache en public. Cette éthique professionnelle est très ancienne en Allemagne. Elle ne date pas des années 1950, mais remonte au XIXe siècle. Le Code pénal prussien de 1851 sanctionne le délit d’homosexualité. Les fonctionnaires qui sont en poste ont été formés dans cette tradition. Certains ont été sanctionnés pour homosexualité par la justice pénale et aussi par leur hiérarchie, qui les mute ou les exclut de la fonction publique, ce qui est la sanction disciplinaire la plus grave. Quelques uns se sont suicidés.
Après l’unité, le Code pénal allemand de 1871 reprend cet héritage prussien et pénalise dans son paragraphe 175 l’homosexualité. Le nazisme va plus loin dans la répression des homosexuels : poursuites, arrestations, déportations. C’est le triangle rose dans les camps de concentration. Les homosexuels sont considérés comme « asociaux » et ne faisant pas partie de la Volksgemeinschaft, la « communauté du peuple », au même titre que les Juifs, les Tsiganes, ou les malades mentaux. Il y a donc une radicalisation de la discrimination des homosexuels sous le nazisme, mais sur la base d’une législation préexistante. Sous la République de Weimar, le camp conservateur dénonçait déjà Berlin comme une ville cosmopolite, peuplée d’étrangers, d’homosexuels et de Juifs. Le paragraphe 175 pénalisant l’homosexualité n’a été retiré du Code pénal allemand que très tardivement, en 1994.

Quelle vision les Allemands ont-ils aujourd’hui de Fritz Bauer ?

Fritz Bauer est essentiellement connu comme le principal instigateur du procès d’Auschwitz. C’est une grande figure morale en Allemagne. Il est associé à la figure de l’ancien chancelier Willy Brandt avec lequel il a partagé l’exil. Cependant, Bauer meurt en 1968, donc c’est quand même un homme du passé du point de vue des générations actuelles. Les circonstances de sa mort ont suscité de nombreuses interrogations, une hypothèse étant qu’il aurait été assassiné. De fait, il recevait beaucoup de menaces : c’était un personnage haï dans certains milieux.
Dans les années 1950, l’antisémitisme ne se disait pas publiquement, mais il continuait d’exister. Il demeurait dans les mentalités, les stéréotypes, certaines plaisanteries. De même, l’euthanasie des malades mentaux reste légitime pour une majorité d’Allemands après 1945. L’antisémitisme n’est pas encore vu comme un problème. Il faut attendre les années 1960 pour qu’il y ait un réel changement en la matière. En tant qu’ancien exilé, juif et homosexuel, Fritz Bauer concentre les haines des anciens nazis et des plus conservateurs.

Après Hannah Arendt de Magarethe von Trauta (2013) ou Le Labyrinthe du silence de Giulio Ricciarelli (2014), Fritz Bauer, un héros allemand s’inscrit dans une lignée de films contemporains qui questionnent le rapport des Allemands au passé nazi.

En Allemagne, il y a un marché du livre beaucoup plus développé qu’en France sur cette période et le passé nazi est très étudié à l’école. Néanmoins, la production cinématographique commence à prendre une place très importante dans la mémoire des événements. D’après Peter Steinbach, grand historien de la résistance allemande, qui a eu à cœur, pour des raisons civiques, de montrer que des Allemands avaient su résister au nazisme, c’est par le cinéma que les jeunes générations se confrontent aujourd’hui au passé nazi. En effet, la transmission à l’intérieur des familles commence à s’interrompre pour des raisons démographiques et, s’il y a toujours eu des films sur le nazisme, ils prennent désormais une dimension mémorielle qu’ils n’avaient pas à ce point auparavant.

Marie-Bénédicte Vincent est Maître de conférences à l’École Normale Supérieure. Spécialiste de l’Allemagne contemporaine et des processus de dénazification, elle est notamment l’auteure de Histoire de la société allemande au XXe siècle. I. Le premier XXe siècle 1900-1949, Paris, La Découverte, mai 2011. Elle a également dirigé Le nazisme, régime criminel, Paris, Perrin, 2015, et La Dénazification, Paris, Perrin, 2008.