Guillaume Nicloux : "On peut lire La Religieuse comme une ode à la liberté"

Entretien
de Guillaume Nicloux
114 minutes 2013

Zéro de conduite : Comment avez-vous eu l'idée d'adapter La Religieuse de Diderot ?

Guillaume Nicloux : J'ai depuis très longtemps une attirance pour ce roman. Il m'a beaucoup marqué à l'adolescence. J'ai cherché pendant plusieurs années un angle pour l'adapter, pour dépasser la seule dimension anticléricale, à laquelle on réduit parfois le roman, et qui me paraissait un peu datée aujourd'hui. J'ai fini par comprendre que l'on pouvait lire La Religieuse comme une ode à la liberté : c'est l'histoire d'une jeune fille qui ne renonce pas à son amour pour Dieu, mais veut le vivre comme elle l'entend. Cette histoire-là est universelle et contemporaine. Cela m'a été confirmé par la réaction de ma fille de dix-sept ans à la lecture du roman : elle y a trouvé une contemporanéité évidente, une résonance avec le monde d'aujourd'hui. Les jeunes filles qui voient le film font d'ailleurs immédiatement un parallèle avec ce qu'elles peuvent vivre, voir et entendre autour d'elles. Elles le ressentent comme un film sur l'impossibilité pour une jeune fille de vivre comme elle l'entend. Il ne s'agit pas de stigmatiser la religion (et surtout pas celle-là plutôt qu'une autre), mais plutôt de pointer ses dérives.

À la différence du roman, vous avez fait le choix de faire retrouver son père à Suzanne.

La fin du roman de Diderot est très pessimiste, je voulais donner un espoir au spectateur. Il s'agit d'une forme de trahison ou de liberté par rapport à l'œuvre de Diderot, mais cette liberté me permettait de projeter le personnage dans l'avenir, d'ouvrir le film vers un ailleurs. J'ai eu envie d'introduire une figure paternelle en contrepoint aux trois figures maternelles successives que constituent les mères supérieures. C'est au moment où Suzanne arrive à s'émanciper de ces figures maternelles qu'elle peut retrouver son père.

Une des grandes qualités du film est de nous immerger de manière très réaliste, et presque sensuelle, dans la vie d'un couvent de l'époque : les images, les sons, les sensations sont très présentes.

Le parti pris du film était de ne pas présenter une vision misérabiliste de la vie conventuelle, de ne pas se contenter d'accentuer le côté minéral et froid. Il y avait des couvents pauvres et des couvents très riches à l'époque, les situations étaient très contrastées. C'est pourquoi dans le film il y a deux couvents très différents : l'un où règne une atmosphère très libérale, l'autre beaucoup plus austère… Ces lieux de claustration étaient aussi des lieux de vie : on y chantait, on y dansait, on y riait… Parfois, vivre au couvent c'était bien vivre, et surtout mieux que la moyenne de l'époque. Les conditions d'existence étaient déterminées par les donations, ce qui explique la jeunesse de certaines mères supérieures : les familles riches les imposaient directement à la tête de la communauté

La puissance du film vient de la détermination de Suzanne : on sent que rien ne la fera renoncer…

C'est peut-être la différence la plus fondamentale entre le roman et le film. Diderot fait de Suzanne une jeune femme soumise et résignée. À aucun moment on imagine que les choses ne puissent bien se terminer pour elle. C'est évidemment lié à la charge anticléricale du livre, qui s'inscrit dans un contexte très différent, celui d'une Église catholique très puissante. Cela est encore vrai d'ailleurs au XXème siècle avec le film de Rivette, qui inventa une fin dans laquelle Suzanne se suicidait. En 1966, l'Église a encore une grande influence sur le pouvoir en place. À l'époque une centaine de films français étaient censurés par l'État français. Sans l'intervention de Godard, la sélection au Festival de Cannes, le film de Rivette ne serait peut-être jamais sorti. N'oublions pas qu'il a été écopé d'une interdiction aux moins de dix-huit ans !

Vous avez donné à la mise en scène un côté très dépouillé, très brut : peu de musique, des actrices peu ou pas maquillées, la lumière naturelle ou celle des bougies…

Pour ce film j'ai cherché à mettre en avant l'histoire et le travail des acteurs, de privilégier l'empathie que l'on peut ressentir pour les personnages. Dans d'autres films il m'est arrivé de jouer sur des effets beaucoup plus marqués, sur une mise en scène beaucoup plus voyante, alors qu'ici j'ai cherché à ce qu'elle soit la plus discrète possible. Il est vrai que nous avons tourné uniquement en décors naturels, dans des conditions (de froid notamment) parfois un peu extrêmes : je n'aime pas le studio, j'aime que les contraintes vivantes agissent sur le film. Pour la lumière nous avons utilisé au maximum la luminosité naturelle. J'ai aussi essayé de me rapprocher d'un procédé ancien qui s'appelle la trichromie : il permet de rehausser certaines couleurs, de donner un côté un peu plus chatoyant…

Comment dirigez-vous vos acteurs ?

C'est difficile à résumer. Je dirais que j'ai une pratique très frontale avec les acteurs. Je dis bien "acteur", et pas "comédien" : être acteur c'est parvenir à exprimer une certaine vérité devant la caméra, cela n'a rien à voir avec la technique… C'est pourquoi je ne fais pas de différence entre un professionnel et un amateur, entre un premier rôle et un figurant : je leur parle avec des mots directs, j'essaye d'être à la fois simple et concret. L'autre chose notable c'est que je ne fais pas de répétitions, d'essais, de lectures avec les acteurs. Je ne m'intéresse qu'à ce qui advient sur le plateau, une fois que les acteurs sont en costume dans les décors. Ce n'est que là que je commence vraiment à travailler avec eux. Le reste c'est de la "cuisine", et chaque réalisateur a ses recettes : la colère, la gentillesse, la manipulation… Il est évident d'autre part que l'on ne travaille pas tout à fait de la même façon avec une jeune comédienne comme Pauline Étienne qu'avec Isabelle Huppert.

Concernant l'écriture des dialogues, avez-vous trouvé facilement le "ton", cet état intermédiaire entre la langue d'aujourd'hui et la langue du XVIIIème siècle ?

Tout d'abord, une bonne part des dialogues est déjà dans le roman. Pour le reste, à force de fréquenter le texte on finit par intégrer cette petite musique, par se familiariser avec cette langue. Il y a deux étapes dans ce travail : l'écriture proprement dite et ensuite la mise en bouche, qui conduit parfois à moderniser les tournures. Il faut trouver un compromis acceptable entre la couleur de la langue et la fluidité : je ne voulais pas créer de distanciation, il ne fallait pas que ça accroche l'oreille…

Pouvez-vous nous parler de la musique ?

Il n'y a pas de musique "extra-diégétique" dans le film : toute la musique provient d'une source directe. J'avais fait écrire une musique originale par le compositeur Max Richter, mais le film ne la "supportait" littéralement pas. J'ajoute qu'il n'y a pas non plus de playback, c'est toujours Pauline Étienne qui chante, accompagnée ou pas. Sa séduction passe aussi par sa voix : je tenais à ce que celle-ci ne soit pas uniquement au service de sa révolte.