Les figures de l'ombre© Twentieth Century Fox

Il a fallu des femmes noires pour envoyer un homme dans l'espace

Analyse
de Theodore Melfi
127 minutes 2017

Des chiffres et des héroïnes

On croit connaître l’histoire de la conquête spatiale à travers ses héros iconiques (Youri Gagarine, Alan Shepard, John Glenn), ses grandes phrases (« We choose to go to the moon… » du président Kennedy ou le célébrissime « petit pas pour l’homme » de Neil Armstrong), ses exploits et ses tragédies. Mais cette glorieuse épopée humaine n’aurait jamais été possible sans un investissement scientifique sans précédent et le travail acharné d’une remarquable armée de héros anonymes, physicien(nes), ingénieur(e)s, mathématicien(ne)s, qui permirent de mettre en équations et en chiffres les rêves d’espace…
Le titre américain du livre de Margot Lee Shetterly (Hidden Figures), adapté au cinéma par Theodore Melfi, désigne les deux : les chiffres (« figures ») qui se cachaient derrière les fusées, et les hommes et femmes qui produisaient ces chiffres. « Cachées », les trois héroïnes du film, le furent à un double titre : d’abord car elles accomplissaient ce travail obscur, mais ô combien vital, de calcul des innombrables paramètres des vols ; ensuite, et surtout car elles étaient femmes, et noires, et donc nécessairemement exclues d’un récit qui, dans l’Amérique du XXe siècle, ne pouvait s’écrire que d’un point de vue blanc et masculin. C’est en travaillant sur les archives de la NASA, où avait fait carrière son propre père, que l’auteure a retrouvé la trace dce ce groupe de calculatrices noires, complètement oubliées par l’institution ; et qu’elle a découvert les trois destins remarquables de celles qui allaient devenir les héroïnes de son livre et du film qui en serait tiré : Katherine Johnson, Dorothy Vaughan et Mary Jackson, respectivement arrivées au centre de recherches de Langley (Virginie) en 1943, 1951 et 1953.

Des humains aux ordinateurs

Il faut, pour comprendre leur rôle et leur histoire, se replacer à une époque qu’on a peine à imaginer aujourd’hui, à l’heure où chacun promène dans sa poche un de ces ordinateurs surpuissants qu’on appelle encore « téléphones ». Une époque où les mots « computers » (en anglais) et « calculatrice » (en français) ne désignent pas encore des objets inanimés, mais bien des êtres de chair et d’os.
L’informatique n’en est alors qu’à ses balbutiements : en 1954, le modèle 650 d’IBM, premier super-calculateur à être produit en série, coûte 500 000 dollars et occupe un volume de plusieurs mètres cubes pour une mémoire vive de… 2 000 octets (2 ko) seulement ! Ces premiers ordinateurs surpassent certes déjà en capacité de calcul les simples cerveaux humains. Mais ils coûtent extrêmement cher et ne sont pas entièrement fiables : c’est pourquoi la NACA (la future NASA) emploie encore une armée de « calculateurs humains », travaillant sans relâche à établir les trajectoires et autres paramètres des vols. Si le terme anglais (« human computers ») ne fait pas de différence de genre, il faudrait plutôt en français parler de calculatrices : cette fonction, considérée comme moins prestigieuse, est depuis les années quarante l’apanage de la gent féminine. Les premières sont entrées à la NACA en 1935 ; elles sont plus de 400 en 1946, la guerre ayant joué un rôle d’accélérateur. Parmi elles, on trouve les premières noires, dont Dorothy Vaughan, entrée à la NACA dès 1943…

Femmes, noires et mathématiciennes

C’est la principale découverte du livre de Margot Lee Shetterly : l’existence d’un groupe de calculatrices noires (« colored computers ») au sein de la NACA, assez nombreuses pour être regroupées dans un même bâtiment (« West computing group »), mais pas assez considérées pour avoir jusque-là été enregistrées par les livres d’histoire. Leur existence remet en cause des représentations profondément ancrées sur l’histoire des Noirs aux États-Unis. On sait qu’il existait à l’époque une petite minorité éduquée de Noir(e)s, travaillant principalement dans l’enseignement ou les administrations : en 1940, seules 2% des femmes noires étaient titulaires d’un diplôme universitaire. On découvre avec ce film que, non contente d’être parvenues à mener de carrières dont n’auraient même pas rêvé leurs parents, certaines, comme Katherine Johnson, Dorothy Vaughan ou Mary Jackson, gravirent, par la seule force de leur volonté et de leur talent, et contre tous les obstacles qui se dressèrent sur leur chemin, quelques marches supplémentaires dans la voie de l’excellence.

La Guerre Froide dans l’espace

Le scénario du film situe l’action à un moment critique pour le programme spatial américain. L’URSS vient de remporter une immense victoire symbolique en mettant en orbite, le 5 octobre 1957, le tout premier satellite, Spoutnik 1. Dans le contexte de la Guerre froide, cette prouesse soviétique est vécue par les Américains à la fois comme une menace (qui sait ce que « les Russes » mettraient en orbite la prochaine fois : un satellite espion ? une tête nucléaire ?) et un camouflet (on a parlé de « Pearl Harbor technologique »). Elle conduit les présidents américains à faire de la recherche spatiale une nouvelle priorité : Eisenhower initie le programme Mercury, destiné à envoyer un américain en orbite. John Fitzgerald Kennedy met la barre encore plus haut avec le programme Appolo, qui lance les États-Unis à la conquête de la Lune.
Sur les cendres de la NACA (National Advisory Committee for Aeronautics) est créée, en 1958 la NASA (National Aeronautics and Space Administration), dotée de compétences élargies, d’un budget démultiplié, et d’une mission supplémentaire : communiquer le plus largement possible sur le programme spatial américain, notamment via ce nouveau médium en train de se gagner une place dans tous les foyers américains, la télévision. À l’instar des premiers pas sur la Lune de Neil Armstrong quelques années plus tard, le premier vol orbital de John Glenn, fut ainsi, comme on le voit dans le film, retransmis en direct à la télévision.

Le mouvement des droits civiques

Mais la compétition avec le rival soviétique n’était pas le seul défi auquel devaient faire face les présidents américains : sur le front intérieur s’ouvrait une période de violents déchirements, avec le « mouvement des droits civiques ». Les Noirs américains et leurs soutiens progressistes remettaient en cause les lois ségrégationnistes (dites lois « Jim Crow ») entrées en vigueur dans les États du Sud après la Guerre de Sécession, s’attirant en retour une violente réaction d’une partie de la population blanche du Sud et de ses représentants politiques et institutionnels, arcboutés sur leurs privilèges raciaux.
C’est tout le paradoxe pointé par le film : au moment où les Etats-Unis se projetaient dans le futur avec la conquête spatiale, ils étaient ramenés à leur passé esclavagiste. Alors qu’il cherchait à faire briller dans le monde le « modèle américain », ils donnaient l’image d’un pays opprimant son propre peuple.  Les héroïnes du film vécurent au cœur de ce paradoxe : sommées de se donner corps et âme pour le projet spatial, elles étaient en même temps handicapées par les réglements absurdes et humiliants de la ségrégation.
Les présidents Roosevelt et Truman avaient bien, au nom de l’effort de guerre, mis fin à la discrimination raciale dans les administrations fédérales. Mais il se trouve que le siège de la NACA-NASA se situait à Langley en Virginie (elle déménagera à Houston, Texas en 1963), ex-état confédéré appliquant une stricte ségrégation dans les lieux publics (restaurants, transports en commun…), les administrations et les établissements d’éducation. Les employé(e)s noir(e)s de la NACA menaient au centre de recherches des carrières souvent brillantes, accomplissant le même travail que leurs homologues blanc(he)s ; elles n’en devaient pas moins utiliser des toilettes séparées ou manger dans un coin réservé à la cafétéria, sans parler des injustices en termes de salaire ou d’avancement.
Le combat de Katherine, Dorothy et Mary, mis en scène dans le film, est la métaphore de celui que dut mener l’Amérique pour surmonter ses vieux démons, afin de se rassembler autour d’un objectif commun : cette fameuse « nouvelle frontière » que désigna dans une formule frappante le candidat démocrate Kennedy dans son discours d’investiture de 1960, reliant explicitement « les domaines inexplorés de la science et de l’espace » et « des poches d’ignorance et de préjugés non encore réduites ».

Un miroir pour notre époque

Les Figures de l’ombre se présente ainsi comme le précipité d’un passionnant moment d’histoire : histoire des sciences, avec la naissance de l’informatique moderne et les premières victoires de la conquête spatiale ; histoire politique avec un épisode marquant de la Guerre Froide ; histoire sociale et culturelle enfin, avec le combat séculaire des femmes et des minorités pour l’égalité…
Mais, comme tous les films historiques, il tend également un miroir à notre époque, dont il reflète les préoccupations. Les Figures de l’ombre s’inscrit dans cette vague de longs-métrages qui réhabilitent l’histoire longtemps occultée des afro-américains, durant l’esclavage (12 Years a slave, Le Majordome, Selma, The Birth of a nation…). Il porte aussi la nouvelle conscience féministe d’une industrie hollywoodienne longtemps décriée pour l’image rétrograde qu’elle donnait des femmes.
En romançant l’histoire vraie de femmes noires qui furent aussi de brillantes scientifiques et ingénieures, Les Figures de l’ombre participe à cette nécessaire évolution des représentations, préalable nécessaire à toute transformation sociale. Le chemin est encore long à parcourir de part et d’autre de l’Atlantique, où les carrières scientifiques peinent à recruter chez les filles ou dans les classes populaires. Il est ironique que ce film, imaginé, écrit et tourné dans l’Amérique qui avait mis un noir à sa tête et s’imaginait qu’une femme lui succéderait bientôt, sorte au moment où accède au pouvoir le héraut de la réaction blanche et machiste contre le progrès. Les valeurs que le film défend (la solidarité, la tolérance, le goût des sciences, le sens de l’effort) n’en apparaissent que plus précieuses…