Incendies : à l'origine

Critique
de Denis Villeneuve
123 minutes 2011

Selon que l'on connaît ou non la pièce de Wajdi Mouawad à l’origine du film de Denis Villeneuve, la projection d'Incendies sera sans doute une expérience tout à fait différente.
Ceux qui gardent le souvenir d'une représentation de la pièce (dans la mise en scène de l'auteur ou celle de Stanislas Nordey) seront dominés par le sentiment d'un manque, d'une perte, tant la transposition au cinéma a dû raboter, aplanir, édulcorer le texte foisonnant et bouillonnant de Wadji Mouawad. Les autres sortiront sans doute de la salle avec l'impression inverse d’un trop plein, car il y a quelque chose dans la fable d'Incendies qui continue à excéder la représentation filmique et sa dimension réaliste.

Auteur et metteur en scène québécois d’origine libanaise parmi les plus célébrés du théâtre francophone (il fut l’artiste associé du Festival d’Avignon 2009), Wajdi Mouawad livrait en 2003 avec Incendies sa création la plus aboutie, immédiatement célébrée comme un classique contemporain. De manière plus directe et accessible que ses précédentes créations (réunies dans le cycle intitulé Le Sang des Promesses) la pièce repose la question de la quête des origines, en l’articulant à l’histoire d’un pays qui n’est jamais nommé mais dans lequel il n’est pas difficile de reconnaître le Liban. Incendies suit la quête de Jeanne et Simon, à qui leur mère Nawal a laissé un héritage aussi lourd qu'énigmatique : deux lettres à remettre, l'une à un père qu'ils n'ont jamais connu et croyaient mort, l'autre à un frère dont ils ignoraient jusqu'à l'existence. Au récit des recherches qu’ils mènent de nos jours dans ce pays auxquels ils sont étrangers, la pièce entremêle par d’incessants retours en arrière l’histoire de leur mère, dont la guerre civile a façonné le destin tragique.

En décidant de porter la pièce au cinéma, Denis Villeneuve savait s’attaquer à une gageure. Entre deux options également périlleuses (respecter le texte quitte à ce que celui-ci se dilue "dans l’éther infini du cinéma", selon la formule d’André Bazin ; l’oublier au risque de perdre la substance même du théâtre de Mouawad), le réalisateur a clairement choisi la seconde : du texte originel il ne garde que la trame, le synopsis en quelque sorte, et s'efforce d'en transposer la force explosive en images ; loin de tout minimalisme (on n’est pas chez les Straub et Huillet) il lorgne du côté du cinéma américain et de ses sagas flamboyantes. L’ouverture du film a ainsi valeur de programme : le cinéaste jette par dessus bord le monologue du notaire Lebel et les violentes tirades de Simon, qui ouvraient la pièce de Mouawad. Ainsi traitée de manière réaliste (sobriété du notaire, stupéfaction muette de Jeanne et Simon), la scène devient presque un temps faible ; elle l’est d’autant plus que reléguée après une ouverture en forme de morceau de bravoure cinématographique : une suite de plans muets sur les visages d'enfants tondus (et sans doute bientôt enrôlés) par des soldats, portée par la musique de Radiohead.
L'audace et la force de cette entame laissent augurer le meilleur : la séquence métaphorise magnifiquement la cruauté et l'absurdité de la guerre civile, en même temps qu'elle installe un mystère qui ne sera résolu qu'à la fin du film. Hélas Incendies ne se maintient pas sur ces cîmes, peut-être faute d'avoir été jusqu'au bout (problème de moyens plus que d’inspiration sans doute) de la déconstruction de la pièce de Mouawad. La greffe ne prend ainsi pas toujours entre le spectacle cinématographique qui emprunte aux codes du film de guerre, du mélo familial, du thriller, et la tentative de restituer à l’écran une écriture tragique (ainsi par le choix non-réaliste de situer les faits dans un espace géographique et temporel indéterminé). Les quelques restes du texte de Mouawad ("L’enfance est un couteau planté dans la gorge.") font dresser l'oreille, comme autant de corps étrangers que le film n'a pas réussi à digérer. L’approche réaliste des personnages de Jeanne et Simon semble quant à elle en décalage croissant avec la grandeur tragique de leur destin.

Ces réserves mises à part, force est de reconnaître qu'Incendies est porté par un souffle épique que bien des superproductions hollywoodiennes lui envieraient, et que la mise en scène de Denis Villeneuve ne manque ni d'intelligence (le tatouage de Nihad, instrument de la révélation) ni de force suggestive (notamment dans l'utilisation symbolique de l'eau et du feu). Tentative rare et assez convaincante de porter à l'écran une écriture du tragique (on pourra étudier les recoupements avec le mythe d'Œdipe), le film de Denis Villeneuve est également une expérience passionnante pour l'étude des rapports entre théâtre et cinéma.