La femme-livre

Analyse
de Isabel Coixet
110 minutes 2018

Les homme-livres et la femme-livre

Comme les hommes-livres de la fin de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, Florence Green est habitée par les livres. Elle en goûte l’odeur, les dévore avec passion, et en remâche ensuite les meilleurs nutriments lors de songeuses promenades. De ce festin quotidien, elle décide de faire une table ouverte à tous, en endossant le digne métier de libraire. Elle offre ainsi à ses chers compagnons de papier un toit et une adresse, sise en plein cœur de Hardborough, petite bourgade côtière de l’est de l’Angleterre (Suffolk).
Veuve de guerre, Florence Green vit seule, mais n’en éprouve aucune solitude. La matière vive des personnages et des histoires qui bat en elle est une présence qui lui inspire le courage de se jeter dans la fragile économie de la vente de livres et d’en affronter les obstacles qui s’accumulent bientôt.
De cette définition liminaire de l’héroïne, la cinéaste espagnole Isabel Coixet ne fait aucune démonstration ; elle en postule la vraisemblance, esquivant l’écueil des images répétitives de lecture enfiévrée. Quelques remarques de la narratrice en voix off (la jeune Christine Grippin, se souvenant a posteriori du récit dont elle a été le témoin privilégié) et quelques répliques du dialogue suffisent à camper la lectrice passionnée.
C’est à peine si nous la voyons lire (en ouverture du film, en rangeant quelques ouvrages, ou plus tard, au lit avec Lolita). The Bookshop repose sur un principe elliptique de mise en scène, qui chevauche le temps et abandonne une bonne part du complot qui s’ourdit contre Florence à l’ombre lointaine et menaçante du hors-champ des images.

Une héroïne résolue

Le choix du site maritime d’Hardborough, arrêté par Florence pour réaliser son rêve, s’accorde parfaitement à sa sensibilité littéraire. Le décor pittoresque du village, la présence des éléments (le ciel, la mer, le vent), la météo capricieuse (les quatre saisons en un jour) peignent une réalité sensible au monde que ses lectures agitent en elle. Des plans fixes sur la beauté lyrique, et progressivement inquiète, du paysage sont régulièrement intercalés entre les lignes du récit ; ils répondent aux images de Florence dans la nature, et scandent de leur écho redoublé tous les bienfaits que l’héroïne puise à son amical contact physique.
Pour autant, la romantique Florence ne rêve pas d’aventures romanesques. Heureuse jadis dans son mariage, elle n’attend pas le Prince charmant et tourne toute son énergie (et son pragmatisme) dans la concrétisation de son projet. Le rapport de forces, très vite à son désavantage, n’entame jamais sa détermination. Florence est une idéaliste résolue. Elle a négocié Old House pendant six mois, et elle n’entend pas céder à la pression de l’impératrice locale des arts, Violet Gamart.

La discrète lutte des classes

La rencontre avec cette dernière marque le point de départ d’un conflit qui se jouera à distance, et dont l’enjeu dépasse de loin le simple usufruit des vieilles pierres d’Old House où l’épouse du Général souhaite installer un centre artistique. Entre Violet Gamart, incarnation de la vieille aristocratie anglaise bouffie de ses valeurs et de sa profitable philanthropie, et Florence, la roturière qui veut faire de son amour des livres un « magasin », éclate d’abord une discrète lutte des classes.
Invitée par les Gamart à une réception en leur manoir du Stead, Florence est projetée dans un vieux monde hostile qui n’est évidemment pas le sien. Elle n’en partage ni les préoccupations ni les codes (vestimentaires, culturels). Mots, rires et regards sont l’expression d’un mépris à peine feutré qui l’exclut d’emblée, et qui annonce une disgrâce qu’elle refuse de craindre (ce qui fera l’admiration de Edmund Brundish).
Les premiers signes en sont pourtant nombreux. Entre M. Raven, le passeur du bac, qui ne lit pas, M. Keble, le banquier, que la lecture endort, et M. Thornton, son avocat retors, l’accueil n’est guère prometteur. À cela s’ajoute, alors même que le stock de la librairie n’est pas encore constitué, la rumeur (lancée par la « harpie » du Stead, et M. Thornton) selon laquelle elle renoncerait à Old House. Le clan Gamart fait littéralement la loi. Doué de puissants appuis, il étend son vaste pouvoir sur tous les esprits, de bas en haut de l’échelle sociale.

« L’affaire Lolita »

Le conflit se noue autour de « l’affaire Lolita » (titre de la réédition française en 1994 du roman de Penelope Fitzgerald, The Bookshop, duquel est adapté le film). Le fourbe Milo North, journaliste à la BBC et proche de Violet Gamart, en est l’instrument principal. C’est lui qui, sous la probable commande de la « bonne » châtelaine, offre « sans y toucher » à Florence le nouveau roman de Vladimir Nabokov.
La découverte de cette sulfureuse histoire, que Graham Greene qualifie de « merveille », nourrit une réflexion philosophique sur la valeur morale de l’œuvre littéraire. À Edmund Brundish à qui Florence demande si Lolita est un « bon » livre et s’il est « bien » (ou non) de le proposer à ses clients d’Hardborough, celui-là évacue la question d’un revers de main. L’art de la fiction, qui en interroge souvent les limites, se situe hors du cercle de la morale. L’unique jugement de valeur auquel un livre doit être soumis est celui de l’esthétique, retranché de toute évaluation éthique. Le plaisir littéraire que procure la lecture de Lolita ne saurait être oblitéré par les agissements immoraux de son héros pédophile, que le lecteur est, par ailleurs, parfaitement en droit de réprouver ou non. Ce choix de l’autonomie de l’art face à la loi morale et civile a pour premier effet de préserver le diffuseur de l’auto-censure (la vente de Lolita n’est pas interdite) à laquelle Florence semble prête à céder, et par conséquent d’offrir au lecteur la liberté d’accéder à l’œuvre et de juger lui-même de ses qualités littéraires. Certes, M. Brundish ne doute pas que, dans la prude Angleterre de 1959, la vente de Lolita n’expose Florence au scandale et à une franche incompréhension du public, toujours préférable (selon lui) à son inverse consensuel, car stimulateur d’idées et agent du débat.

Une loi sur mesure

Le scandale est un puissant moteur du commerce. La diffusion de Lolita provoque un attroupement massif devant la librairie de Florence, qui donne à Violet Gamart le prétexte de l’attaque. Une nouvelle loi immobilière vient alors offrir à Violet Gamart les moyens d’une double victoire : gagner la place en expropriant Florence et (surtout) fermer la librairie. La perfide bienfaitrice, agissant sous le masque de la bonté (délectable malignité du jeu de l’actrice Patricia Clarkson), rejoint les pompiers-pyromanes de Fahrenheit 451 et participe à l’éradication du livre dans la ville, et en particulier d’une certaine littérature perçue comme outil de subversion. L’ouverture d’une librairie concurrente dans l’ancienne poissonnerie de M. Delben (au convenable écart du centre-bourg) laisse supposer un stock de livres différents, passés à la censure d’une autorité morale placée sous l’égide de Violet Gamart.
À l’image de l’œuvre d’anticipation de Bradbury, Violet Gamart appartient à une élite qui détient et use d’un pouvoir tyrannique pour satisfaire sa « charitable » ambition au détriment de la communauté. Ses « valets » incultes, le banquier et l’avocat, complètent le cercle des notables et cadenassent le système ; la population besogneuse, habillement manipulée et oublieuse de sa possible émancipation par le livre, lui sert de puissant relais.

Les livres en partage

La dramaturgie de The Bookshop trouve son point d’équilibre entre ses deux bords opposés, longtemps éloignés, et enfin réunis lors du duel des orgueilleux opposant Violet Gamart et Edmund Brundish. Cependant, si l’ombrageux lecteur d’Holt House demeure à la périphérie de l’action du récit, il occupe une place centrale dans le cœur et l’esprit de Florence. Avec lui, la libraire tisse un premier lien d’amitié, sur la base de leur amour commun des livres. L’écrivain américain, que Florence lui fait découvrir, devient le fil conducteur de leur histoire, et son roman Fahrenheit 451, la mise en abyme du drame.
Plus âgé que Florence, Edmund Brundish développe avec elle une pudique relation filiale. Il la conseille, l’encourage et tente en vain de devenir son protecteur. Comme la rumeur qui enfle sournoisement et se répercute par la bouche de quelques-uns, un sentiment d’amour partagé, mêlé d’admiration, trouve secrètement son chemin, croît et se fortifie au rythme de la circulation des livres que Florence envoie à Edmund Brundish. Tous deux sont des esprits libres, qui se comprennent et apprennent à s’aimer peu à peu d’un amour lointain, chaste et silencieux. Florence retrouve en lui un peu de sa relation privilégiée, littéraire et intellectuelle, avec son défunt mari qu’elle n’a jamais oublié. D’une belle et délicate discrétion (comme la mort escamotée du vieil homme), leur liaison offre un contrepoint tragique à la cruelle destinée du projet de Florence, dont la triste amertume éclate à la réception tardive du Vin de l’été de Bradbury, comme l’expression d’un vaste rendez-vous manqué.

Un feu expiatoire

Le drame de The Bookshop est aussi le nôtre, qui touche le cœur de nos propres villes, où les librairies indépendantes disparaissent les unes après les autres, et avec elles le ciment littéraire, humain, social et culturel qu’elles représentent. La mésaventure de Florence métaphorise le déclin, non seulement des livres comme objet mais aussi des lieux où ces ouvrages existent physiquement, où des êtres passionnés leur donnent sens et vie et créent du lien entre les hommes, entre les écrivains et leurs lecteurs, entre les rêves des uns et les imaginaires des autres.
Ce sens du lien précieux entre tous, et l’amour des livres, constituent l’héritage (servi sur un plateau) que Florence parvient à léguer à Christine, sa jeune et partielle assistante. C’est une touchante relation de confiance et d’amitié que la réalisatrice laisse s’épanouir dans l’espace de sa mise en scène. Rien de pédagogique ni de sermonneur ne sort de la bouche de Florence, qui amène pourtant la-petite-fille-qui-n’aime-pas-lire à se familiariser avec la compagnie des livres. L’atmosphère protectrice de la librairie, le contact visuel des volumes sur les rayonnages, le rapport amoureux et charnel de Florence aux livres, instillent insensiblement le goût des livres dans l’esprit de Christine.
C’est, de fait, elle qui prend en charge de narrer l’histoire, qui fait par conséquent œuvre littéraire (rappelons que le film a d’abord été un roman), à laquelle elle offre une conclusion sacrificielle. L’incendie qu’elle déclenche à la librairie, alors désertée de sa fonction culturelle, dépasse l’acte destructeur destiné à venger l’éviction de Florence. Il ramène au feu de Fahrenheit 451 et symbolise le scandale de la chasse aux livres comme forme de censure de la liberté d’expression et d’anéantissement de la pensée civilisatrice. Son geste incendiaire stigmatise le pouvoir-pyromane, conservateur et rétrograde de toutes les Violet Gamart, et éclaire avec une violence crue l’obscurantisme des hommes jetant les livres dans les flammes de « l’Enfer » des Bibliothèques Nationales et des autodafés que leur intolérance a ordonnés au cours de l’Histoire.