La ligne de partage des eaux©Films du Losange

La ligne de partage des eaux : entretien avec Isabelle La Jeunesse, géographe

Entretien
de Dominique Marchais
108 minutes 2014

Zérodeconduite : En tant que géographe, que vous inspire le film de Dominique Marchais ?

Isabelle La Jeunesse : Le cinéaste démontre que l’eau est indissociable de l’aménagement du territoire. Les scènes qui montrent le processus de prise de décision en matière d’aménagement du territoire sont très justes. C’est long, compliqué, la marge de manœuvre est restreinte. Si certaines prises de vue sont magnifiques, je regrette tout un déficit d'explication. Le réalisateur cherche à nous faire comprendre les choses à travers les images. Mais il ne nous explique pas, par exemple, ce qu’est la police de l’eau. Nombreux sont ceux qui ne savent même pas qu’elle existe. L’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (Onema), qui apparaît dans le documentaire, est également un organisme récent et peu connu du public. Son rôle n’est pas expliqué. 

Certaines scènes illustrent pleinement la difficulté d’atteindre un consensus en matière d’aménagement du territoire. La réunion filmée de la Commission Locale de l’Eau (CLE) du bassin versant du lac de Grand Lieu est significative.

I.L.J. : Ces commissions doivent réunir trois collèges dans lesquels un tiers est représenté : un tiers d’élus, un tiers de services de l’État et un tiers d’usagers. Lors de cette CLE, les usagers et les élus sont présents mais les représentants de l’État ne le sont que partiellement. L’Agence de l’eau est représentée, contrairement à l’Onema et la Direction départementale des territoires (DDT). Les propos du président de la CLE se passent de commentaire : « On est favorable à la continuité écologique des cours d’eau, bien sûr, mais l’État n’a pas à obliger les collectivités locales à prendre des décisions, c’est nous qui allons dire à l’État ce que nous voulons faire pour qu’il y ait la paix sociale. ». L’État n’assume pas suffisamment son rôle d’arbitre pour faire avancer les choses. L’administration française ralentit la procédure alors que lors d’une CLE, les décisions doivent être prises rapidement.

Qu’est-ce que le SAGE dont il est question lors de cette réunion ?

I.L.J. : Le schéma d'aménagement et de gestion des eaux (SAGE) est un document de planification de la gestion de l'eau à l'échelle d'une unité hydrographique cohérente (bassin versant, aquifère, ...). Il fixe des objectifs généraux d'utilisation, de mise en valeur, de protection quantitative et qualitative de la ressource en eau et il doit être compatible avec le schéma directeur d'aménagement et de gestion des eaux (SDAGE). Le SAGE est un document élaboré par les acteurs locaux (élus, usagers, associations, représentants de l'Etat, ...) réunis au sein de la commission locale de l'eau (CLE). Ces acteurs locaux établissent un projet pour une gestion concertée et collective de l'eau. La mise en place d’un SAGE est laborieuse. Les partis concernés sont nombreux et les décisions prises seront durables. De plus, le SAGE n’est pas financé. Il doit lui-même aller chercher l’argent, notamment via les services de l’État.

Quel est l’historique de la gestion française de l’eau ?

I.L.J. : La France fut l’un des pays précurseurs en créant la loi sur l’eau en 1964. Il s’agissait de lutter contre la pollution des eaux et d'assurer l'alimentation en eau potable des populations, tout en fournissant à l'agriculture et à l'industrie de l'eau. Cette loi porte sur l'ensemble des ressources en eau, à l'exception de l'eau minérale. La loi a abouti à la création en France métropolitaine de six circonscriptions administratives associées aux grands bassins hydrographiques, les agences de bassin devenues agences de l'eau. Chacune de ces circonscriptions est gérée par un organisme consultatif, le comité de bassin, et un organisme exécutif, l'agence de l'eau. Le premier ministère de l’environnement français, créé en 1971, était d’ailleurs considéré comme le "ministère de l’eau". Le succès majeur de la gestion française de l’eau est d’avoir, dès les années 1970, intégré l’eau dans l’aménagement du territoire. Par exemple, l’intégration des zones humides dans les plans locaux d’urbanisme interdit toute construction sur ces zones essentielles pour l’auto-épuration de l’eau et la biodiversité. Cette mesure est le fruit d’un bras de fer terrible avec les élus locaux.

Dans le film, le dialogue entre les agriculteurs propriétaires d’un terrain où passe un cours d’eau et l’agent de la police de l’eau reflète une certaine méconnaissance des effets durables de l’agriculture sur la préservation de l’eau.

I.L.J. : Il est parfois compliqué de faire comprendre à ces premiers acteurs de la gestion de l’eau que sont les agriculteurs quels sont les enjeux de leurs petites actions. Le technicien de la police de l’eau fait preuve de pédagogie en expliquant que ce qui fait la vie d’un grand cours d’eau est la pépinière. Tous les petits cours d’eau constituent cette pépinière, cette nurserie des grands cours d’eau. Pour l’agricultrice, couper un arbre est un geste naturel. Mais il entraîne un réchauffement de l’eau dont la conséquence est la disparition de certaines espèces. C’est compliqué car on ne peut pas former la terre entière aux problèmes environnementaux et certains n’en ont pas envie. On ne peut pas non plus leur donner des ordres parce qu’il s’agit de propriété privée dont l’État s’est désengagé. Ces agriculteurs sont sur leur terrain. Le problème de l’entretien des cours d’eau repose sur les communes qui n’ont plus de moyens.

Que pensez-vous des propos du géographe nantais qui attribue les grandes décisions d’aménagement du territoire aux grandes firmes type Veolia et Vinci ?

I.L.J. : C’est un peu excessif mais c’est plus ou moins vrai. Lorsqu’ils se promènent en voiture, avec le cinéaste, à travers la banlieue nantaise, le géographe pointe les nombreuses incohérences d’aménagement. En trente ans on est passé de 5000 à 15000 hectares urbanisés. On a laissé le bâtit se construire partout. Si bien que, comme il le rappelle, faute de place pour faire passer la quatre-voies, elle s’est construite aux dépens des terres agricoles préservées de la commune d’Orvault. Sur le site worldometers, des valeurs sont mises à jour en temps réel, notamment celles qui concernent le grignotement de la surface agricole utile à l’échelle planétaire. C’est l’un des risques majeurs qui menacent notre société.

La scène de la réunion publique à Châteauroux sur le projet de la zone commerciale (ZAC) d’Ozans reflète ce risque. Une castelroussine, inquiète, insiste sur le côté irréversible du bétonnage de centaines d’hectares de terres agricoles qui nourrissent la population. Face à elle, une jeune femme représentant la Communauté d’Agglomération Castelroussine lui répond avec un langage très normalisé (« axe économique performant, stratégie de marketing territorial, HQE… »).On dirait un peu un dialogue de sourds.

I.L.J. : Cette scène est très révélatrice. La crise aurait pu permettre de repenser et modifier le système, mais non, on reconstruit sur les mêmes bases. Les schémas d’aménagement du territoire sont identiques. Le sacrifice des terres agricoles est une catastrophe. Les élus, notamment de petites communes, sont condamnés à créer de l’emploi et des logements sociaux pour les vingt prochaines années. Ils ne vont pas se pencher sur les questions environnementales, autrement que par les verrous réglementaires. Heureusement que le code de l'environnement existe. Il regroupe, en France, les textes juridiques relatifs au droit de l'environnement et permet le rappel à l’ordre. La haute qualité environnementale (HQE) de la ZAC d’Ozans, c’est bien, mais cela ne résout pas le problème de l’empiètement sur la terre agricole à forte valeur ajoutée. Les environnementalistes essaient de monter des groupements d’associations. Il n’y a, selon moi, qu’à travers ce mouvement collaboratif qu’on arrivera à changer les choses. Il faudra bien renoncer à ce système qui nous fait courir pour rester sur place ou régresser au niveau environnemental et monter de nouvelles formes de production agricole collaborative pour diminuer les coûts de déplacements et de transports de matière.

Isabelle La Jeunesse est Maître de Conférences, Géographe, Enseignante à l’Université de Tours et chercheuse dans l’équipe IPAPE de l’UMR CNRS 7324 Citeres. Elle coordonne actuellement une action du Contrat Régional Bassin Versant de la Région Pays de la Loire porté par le SAGE Layon-Aubance. L’objet concerne l’implication des transferts de pesticides du vignoble sur la qualité des eaux de la rivière le Layon. Ses recherches à l’international portent sur l’impact du changement climatique sur la ressource en eau. Elle a accepté de répondre aux questions de Zérodeconduite.net autour du documentaire La Ligne de partage des eaux de Dominique Marchais