L'amour au temps de la guerre froide

Critique
de Pawel Pawlikowski
84 minutes 2018

Jamais au bon endroit, jamais au bon moment. C’est la maxime qui pourrait résumer la relation de Wiktor et Zula, les personnages du dernier film de Pawel Pawlikoswki. Librement inspiré de l’histoire de ses parents, Cold War retrace un peu plus de dix ans de relation amoureuse entre un pianiste et compositeur renommé et une chanteuse de sa troupe, à travers différents pays.
Le film s’ouvre en 1949. Au sortir de la guerre, la Pologne est communiste, membre du tout nouveau Conseil d’assistance économique mutuelle, et s’aligne sur l’URSS. C’est dans ce contexte politique particulier, jamais réellement explicité par le film mais sous-entendu, que Wiktor et Irena, deux musiciens, cherchent à fonder une troupe de chant et de danse. Leur but : mettre en avant les chants populaires des paysans polonais. Cet idéal du réalisme socialiste est très bien décrit dans le film de Pawlikowski, qui n’hésite pas à emprunter les codes de ce mouvement artistique pour mieux en parler. Toute la première partie du film, en Pologne, a des allures de film de propagande. Devant le succès de la troupe lyrique, Wiktor et Irena sont d’ailleurs rapidement convoqués par les autorités qui décident d’en faire l’étendard de la Démocratie populaire polonaise, et imposent des chansons à la gloire de Staline. Irena décide de quitter le navire, et le film va suivre la vie de Wiktor, qui, en parallèle à ces évolutions politiques, développe une relation avec une des artistes phares de la troupe, Zula.

Un bon outil pour aborder la période

Le titre du film est à double entente. La "guerre froide" que se livrent Wiktor et Zula tout au long de leur relation est mise en parallèle avec celle qui fait rage dans la grande histoire. Le film est jalonné de dates importantes, qui pourront servir aux professeurs pour aborder différents événements historiques. En 1953, Wiktor et Zula se rendent à Berlin Est pour une représentation. Là, Wiktor décide de passer du côté ouest, mais Zula ne se résout pas à le suivre. S’il n’est pas explicitement mentionné, le contexte historique est pourtant important : en 1953, Staline meurt, et des révoltes ouvrières mettent Berlin à feu et à sang. Chaque nouvelle mise à l’épreuve du couple se fait ainsi l’écho d’un changement de paradigme politique : en 1955 à Paris, en 1959 en Tchécoslovaquie, en 1964 de retour en Pologne etc... Ces dates sont autant de point d’entrée intéressants pour étudier la période. En outre, le film de Pawlikowski offre une réflexion intéressante sur de nombreux aspects des démocraties populaires : la volonté d'utiliser l'art pour éduquer les masses (au moment où le film commence, Brecht est encore en train d'écrire ses dernières pièces à Berlin Est), la vision d'une Pologne rurale, "grenier" de l'Union Soviétique, en conflit interne avec son christianisme profond, ou encore tout simplement le fonctionnement des services secrets soviétiques. Cold War, au delà de son indéniable qualité cinématographique, est une source pédagogique très riche.  

Un point de vue original

L’une des forces, à la fois cinématographique et historiographique, de Cold War réside dans son refus explicite de pencher d’un côté de la balance. Le cinéma a souvent présenté cette période de l’histoire du point de vue occidental, présentant les conditions de vie à l’Est comme déplorables. Pawel Pawlikoswki n’en édulcore rien, et parle bien de la difficulté d’être artiste sous un régime qui veut garder la main mise sur la création culturelle. Pourtant, la fuite de Wiktor à Paris n’est pas une libération. Wiktor vit dans le Quartier Latin et travaille comme pianiste dans un bar de jazz. De prime abord, sa vie correspond au cliché des bohèmes de l’époque. Mais lorsque Zula va le rejoindre à Paris, après avoir épousé un italien pour émigrer légalement, ce rêve va rapidement se briser. Pour survivre dans ce milieu bourgeois et hypocrite, Wiktor change de personnalité, ne pense plus qu’à produire un disque de Zula sans se soucier de son bonheur. Le réalisateur polonais fait ainsi un portrait à charge du système capitaliste, renvoyé dos à dos avec le système communiste. Au final, l'art est toujours récupéré, incapable de se libérer des idéologies, au même titre que l'amour de Zula et Wiktor.

L'amour impossible

On pourrait aisément lire le film comme une romance classique. La caméra sublime parfaitement la puissance de l'amour entre Zula et Wiktor. Zula est constamment placé au centre du cadre, comme une lumière parmi les foules qui peuplent le film. On la voit avec le regard amoureux de Wiktor, elle occupe quasiment tout l'espace visuel du film. La caméra n'a de cesse de les rapprocher, accompagne leurs mouvements lorsqu'ils se jettent dans les bras l'un de l'autre. Mais au fur et à mesure, les deux amants s'éloignent l'un de l'autre. Leur amour n'est pas impossible parce qu'empêché, mais bien parce qu'il est menacé de l'intérieur. Zula s'enfuit, mais Wiktor décide de la rejoindre, malgré les risques. Il finit emprisonné, mais Zula court à son secours. Ces aller-retours incessants tiennent plus de la fuite en avant que de l'amour. Wiktor et Zula représentent à eux seuls les deux mondes de l'époque. Chacun cherche à se persuader que l'autre vit différement, et que c'est vers cette différence qu'il faut tendre. Le film se conclut d'ailleurs par cette phrase : "Traversons, la vue est meilleure de l'autre côté". Pawel Pawlikoswki capture à merveille dans cette relation les hésitations existentielles de la société de la guerre froide. Sans jamais céder à l'idéologie, il peint une image sublime autant que morose d'un monde qui se détruit. 

Cette critique a été écrite avec l'aide d'Agnès Dullin, professeure d'histoire-géographie au Lycée Racine (Paris)