Heureux Comme Lazzaro © Ad Vitam

Le beau voyage de Lazzaro

Critique
de Alice Rohrwacher
126 minutes 2018

Faire un conte moral au cinéma n'est pas une mince affaire. Encore moins de nos jours, et encore moins en éclatant son sujet en deux parties complètement distinctes. C'est pourtant le pari que s'est lancé Alice Rohrwacher avec Heureux Comme Lazzaro, récompensé du Prix du Scénario lors du dernier Festival de Cannes. On y suit Lazzaro, un jeune homme plein de bonté et de bonne volonté qui vit dans une communauté de paysans hors du temps et de la civilisation, dans un hameau nommé l'Inviolata. Ils travaillent gratuitement pour le compte d'une marquise, qui ne les a jamais prévenus que le métayage avait été aboli. Serviteur volontaire, Lazzaro leur sert de bouc émissaire consentant, travaillant sans relâche et sans se plaindre, toujours prêt à aider. C'est donc tout naturellement que lorsque Tancredi, le fils de la marquise, simule son enlèvement pour attirer l'attention de sa mère, Lazzaro se retrouve à l'aider. De là se noue une amitié profonde, qui fera voyager notre personnage à travers le temps, à la recherche de son nouveau frère. 

Deux films en un

Déjà présente dans Les Merveilles, la campagne italienne occupe tout l'espace visuel de la première partie du film. Filmé en Super 16, Heureux Comme Lazzaro a un grain anachronique qui correspond parfaitement au cinéma d'Alice Rohrwacher. Le début du film plonge le spectateur dans l'incertitude temporelle : s'il s'ouvre sur une scène de cour qui pourrait tout à fait se dérouler il y a plusieurs siècles, quelques rares témoins de notre civilisation contemporaine (des voitures, un téléphone portable, une paire d'écouteurs), viennent troubler ce tableau bucolique. On comprend par la même occasion que derrière le dénuement de l'Inviolata se cache une terrible vérité : celle de l'exploitation. Après le coup de théâtre de milieu de film (qu'on ne voudrait révéler ici), le récit fait un bond en avant dans le temps, et transporte son personnage principal au beau milieu d'une civilisation grisâtre, qui jure avec les tons ensoleillés de l'Inviolata. Pour ne pas perdre le fil du récit, un.e professeur.e devrait peut-être ici faire le choix d'avertir sa classe. Lazzaro retrouve alors Antonia, une de ses seules alliées de l'Inviolata, qui vit à la rue avec quelques autres survivant.e.s. Le film prend alors des atours de drame néoréaliste. Par petites scénettes, Alice Rohrwacher décrit la situation des démuni.e.s, des laissé.e.s pour compte de la société italienne, qu'elle observe avec bienveillance, à travers le regard de Lazzaro. 

Pouvoir et servitude

Heureux comme Lazzaro trouve son message le plus politique dans sa description des mécanismes de pouvoir et d'oppression. Il serait d'ailleurs intéressant de l'étudier dans le cadre de la notion "Lieux et formes du pouvoir" avec une classe de Terminale. D'abord parce qu'il raconte très bien la mezzadria, ou métayage, ce type de contrat entre patron et paysan hérité du Moyen-Âge, très populaire en Italie, jusqu'à son abolition en 1982 seulement. Le flou temporel instauré par Alice Rohrwacher fait sens dès lors qu'on sait que cette forme de pouvoir médiéval a existé jusqu'à une époque contemporaine. Lazzaro aurait pu vivre il y a 1000 ans, mais il n'est pas non plus complétement étranger à notre monde. La marquise explique d'ailleurs à Tancredi qu'il n'est qu'un chaînon : elle exploite les paysans de l'Inviolata, et eux exploitent Lazzaro. Cette vision de la société comme un entrelac d'oppressions est approfondie dans la deuxième partie du film, où tous les personnages se révèlent à la fois et victimes et bourreaux, à divers degrés. Le système abîme tout et tou.te.s, mais loin de s'en désoler stérilement, Alice Rohrwacher préfère offrir une alternative : la bonté.

Un conte pieux ? 

La théorie de la Marquise ne tient en effet que si la chaîne ne s'interrompt jamais, et si chaque chaînon décide à la fois d'exploiter son prochain. Le rôle de Lazzaro est justement d'opérer cette cassure. Dès le début, on comprend qu'il est incapable du moindre mal. Moqué, mis à l'écart, oublié, parfois même violenté tant les tâches physiques éprouvantes lui sont attribuées, Lazzaro ne bronche pourtant jamais. Son regard ne se désemplit jamais de l'envie d'aider. Il faut saluer la performance du jeune Adriano Tardiolo, qui parvient à faire passer toute l'humanité du monde avec très peu de dialogues. Bien qu'évoquée tôt dans le film, la dimension christique de Lazzaro prend un tournant après le miracle du mitan. Antonia et le reste des habitants de l'Inviolata vont jusqu'à s'agenouiller devant lui. Mais au delà des références appuyées à la culture visuelle chrétienne, la figure de Lazzaro est plutôt à prendre comme un modèle moral : c'est en le cotôyant qu'Antonia devient meilleure et peut agir de façon la plus désintéréssée. Lazzaro n'existe pas, il est un idéal, l'allégorie du mieux vers lequelle l'humanité doit tendre. C'est la force du cinéma d'Alice Rohrwacher : décrire avec tendresse et sincérité un présent impossible pour imaginer un avenir meilleur. 

Cette critique a été écrite avec l'aide aimable de Giuseppe Saponaro, professeur d'italien.