Wardi © Foliascope / Les Contes Modernes

"Le cinéma a toujours beaucoup joué dans la sensibilisation au conflit israélo-palestinien"

Entretien
de Mats Grorud
80 minutes 2019

Le film Wardi apporte-t-il quelque chose de nouveau dans le cinéma portant sur le conflit israélo-palestinien ?

Il n’y a pas beaucoup de films pour enfants qui parlent de ce sujet et, de ce point de vue, Wardi est une belle réussite. C’est un film à la fois délicat et très fort. Sur le plan du récit, il n’aborde rien de nouveau : le film retrace l’historique des réfugiés palestiniens depuis l’exode de 1948. Dans ce sens, il s’inscrit très classiquement dans le cadre du cinéma palestinien, qui est principalement un cinéma de mémoire. L’originalité et la beauté du film, c’est la manière dont il mêle l’animation et les photos d’archive. En portant à l’écran les photos de la famille de Wardi, le réalisateur montre à quel point cette famille a été impliquée dans les différentes luttes qui ont traversé le camp de Bourj El Barajneh. Par ailleurs, pour y avoir été, je peux attester que le film est un témoignage très fidèle du camp tel qu’il existe aujourd’hui.

Quels sont les thèmes marquants du film ?

Le thème primordial est évidemment celui de la mémoire, et plus particulièrement celle de la « Nakba ». La clef que l’arrière-grand-père de Wardi lui lègue représente une passation générationnelle de cette mémoire encore vive. Mais le film pose également des questions très actuelles : comment vivre aujourd’hui dans les camps de réfugiés ? Le film aborde la question de l’éducation, ou encore celle de la discrimination à l’égard des réfugiés palestiniens.
Il est important pour moi de rappeler que ce film n’est pas une incitation à la haine, et qu’au contraire il tente d’apaiser le conflit. Quand Wardi pose la question à sa tante, celle-ci lui répond qu’elle n’a aucune haine pour les Israéliens, car « chacun a commis ses fautes ». Le leitmotiv de l’espoir est omniprésent dans le film, il constitue comme le fil rouge de la narration. Si l’arrière-grand-père de Wardi se meurt, c’est parce qu’il a perdu l’espoir. Heureusement, Wardi se finit sur l’espoir de la petite héroïne éponyme : celui de devenir médecin et de sortir du camp, une bonne fois pour toute.

Comment la question des réfugiés palestiniens a-t-elle été abordée au cinéma et en particulier avec les enfants ? La question de la violence est particulièrement compliquée à aborder.

Je pense notamment au célèbre film La Porte du soleil (Bab el Shams) de Yousry Nasrallah, tiré d’un roman d’Elias Khoury. Il raconte également l’épopée des réfugiés palestiniens au Liban, un peu de la même façon que Wardi, à la différence qu’il ne s’agit pas d’un film pour enfants. Wardi a cette force et cette originalité et, selon moi, pourrait et devrait être montré aux jeunes Palestiniens et Libanais. Il n’y a jamais de violence au premier degré dans le film : celle-ci est décrite telle qu’un enfant peut la comprendre, à travers les dires des adultes, et toujours de manière délicate. Les enfants peuvent facilement s’identifier à Wardi de par son âge, et comprendre un peu mieux cette histoire.

Comment Wardi s’inscrit-il dans l’histoire du cinéma palestinien ?

Le cinéma a toujours beaucoup joué dans la sensibilisation au conflit. Dès 1968, l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) chapeaute la création d’un cinéma « révolutionnaire », sous la houlette du réalisateur Mustafa Abu Ali. Ils produisent beaucoup de films et documentaires sur les réfugiés, sur la lutte clandestine, inspirés par le cinéma soviétique. Le but affiché était d’éduquer les masses. À l’époque, les réalisateurs étaient principalement des Palestiniens vivant dans les camps, mais également des Irakiens, des Égyptiens et d’autres alliés sensibles à la cause.
En 1982, en envahissant le Liban, l’armée israélienne confisque toute cette production cinématographique. Un autre cinéma renaît de ces cendres, porté par des noms comme Hany Abu-Assad ou Elia Suleiman. Ces nouveaux réalisateurs sont souvent des Palestiniens citoyens d’Israël, qui ont pu faire des écoles de cinéma, notamment en Europe, et définissent le cinéma palestinien tel qu’il existe encore aujourd’hui : engagé, indépendant, intime. Il y a en parallèle un bon nombre d’Occidentaux qui viennent réaliser des documentaires ou des films qui mettent en exergue la situation des victimes du conflit.
Wardi est intéressant car il n’est pas « victimisant » comme peut l’être une partie de cette production. On y voit la misère, mais également la joie et la vitalité de cet enfant. Cela donne une dimension humaine nouvelle à la question des réfugiés.

Quels sont les thèmes et les motifs récurrents des films portant sur le conflit israélo-palestinien ?

Le motif de la clef (que son arrière-grand-père confie à Wardi) est récurrent : la clef est un symbole du droit au retour. Elle est là pour prouver aux Israéliens que la Palestine est leur maison et qu’ils en ont l’accès. La clef ouvre des portes et permet de dire : « On est chez nous. » Il s’agit d’un motif à la fois concret et symbolique.
Dans le cinéma palestinien, on retrouve également souvent le symbole du village détruit. Nombre de réalisateurs décident de revenir sur les lieux que leur famille a dû fuir en 1948, pour y faire une sorte de pèlerinage et se confronter aux nouveaux propriétaires israéliens. Il y a ainsi toute une filmographie faite de villages abandonnés, détruits, vides ou repeuplés. Bien sûr, on retrouve peu cet équivalent dans les films qui traitent de la situation des Palestiniens au Liban, en Jordanie ou en Syrie.

On estime aujourd’hui le nombre de réfugiés palestiniens à 5 millions. Pouvez-vous décrire un peu leur situation (géographique, sociale) ?

Il y a de fortes spécificités de statut selon le pays d’accueil. En Jordanie, les réfugiés ont, pour la majorité, un passeport. Ce n’est pas le cas au Liban, ni même en Syrie, qui offre pourtant plus facilement des laissez-passer. Les conditions de vie, le droit de circulation, le statut social diffèrent donc beaucoup selon les pays. Et encore, je ne parle que des réfugiés enregistrés auprès de l’UNRWA, l’agence de l’ONU qui traite de la question. De nombreux descendants vivent désormais en Égypte, dans le Golfe persique ou au Danemark, où les conditions diffèrent encore plus.
La situation des réfugiés palestiniens au Liban, qui est peut-être l’une des pires avec celle de Gaza, est celle d’un blocage, d’une impossibilité de quitter le pays mêlée à une nécessité de partir. Il y a quelque chose comme 480 000 réfugiés palestiniens au Liban. Il y a eu trois grands exodes depuis 1948, vers le Danemark notamment. Après les années 90, tous les Libanais se sont mis d’accord pour dire que la guerre civile avait été causée par les Palestiniens. Des lois discriminatoires ont été mises en place contre eux, pour les pousser à émigrer. Malheureusement, la question de l’émigration est difficile : partir représente un espoir pour ses conditions de vie, mais également un renoncement au retour, un abandon de la cause palestinienne.  

Existe-t-il une culture (notamment cinématographique) commune aux réfugiés palestiniens ?

Après 1982, le regard porté par le cinéma palestinien sur les camps de réfugiés change. Le cinéma révolutionnaire militant les utilisait comme les vecteurs d’un message politique, là où le cinéma indépendant va davantage travailler sur la mémoire. Il faut voir qu’un certain nombre de réalisateurs palestiniens sont eux-mêmes réfugiés. Rashid Masharawi vient de Gaza par exemple. Forcément, ils vont porter un regard nouveau sur ces endroits où ils ont grandi, et leur cinéma va devenir un travail sur la mémoire.
Mais on ne peut pas pour autant parler d’identité unifiée. Il y a officiellement 59 camps au Proche-Orient, répartis entre Gaza, la Cisjordanie, la Jordanie, la Syrie et le Liban. Il y a 5,2 millions de réfugiés officiellement enregistrés auprès de l’ONU, mais tous ne vivent pas forcément dans les camps. En Jordanie, qui en accueille le plus, moins de 20 % des réfugiés y habitent. Au Liban, c’est 50 %. Or, c’est le camp qui peut être structurel d’une identité. La proximité physique favorise cette construction, mais pour la majorité des réfugiés aujourd’hui, cette culture particulière n’existe pas.
Il faut rappeler aussi que depuis 1993 et les accords d’Oslo, la question des réfugiés s’est complètement éloignée de la cause palestinienne. Si l’OLP avait un peu tenté de créer de toutes pièces une identité des réfugiés entre 1948 et 1993, à travers des films notamment, à partir d’Oslo, elle relègue cette question au second plan.

À travers les différents personnages de la famille, le film incarne différents moments de l’histoire des réfugiés palestiniens, différentes attitudes par rapport au conflit. Peut-on établir des différences entre la manière dont les différentes générations ont appréhendé leur situation ?

Il me paraît plus intéressant d’établir des parallèles. Chaque génération bute sur un espoir déçu. Chaque protagoniste a une façon de se recroqueviller sur soi, l’âge passant et l’espoir disparaissant peu à peu. L’enfant-pigeon se retire sur sa tour par exemple. Tout le monde reste dans ce camp, incapable de trouver du travail, et vit en huis clos. Le film suit le fil historique et narre bien les différentes étapes : l’exode, la guerre, la lutte interne puis l’invasion israélienne.
Au final, la question qui revient à chaque génération, c’est celle de la dignité. Dès le début du film, dans les souvenirs du grand-père, on voit ce dernier adolescent, accompagné de son petit frère, à Beyrouth, tentant de garder le plus de dignité possible face au mépris. Cette volonté de rester digne a joué un rôle important dans le développement de la lutte des réfugiés palestiniens. On le voit ensuite à travers le personnage de l’oncle. L’action armée est née de cette volonté de dignité, qui reste encore aujourd’hui le moteur de la lutte.

Le film prend pour titre le nom de son héroïne, une petite fille. Quels sont aujourd’hui la situation et les espoirs de la jeune génération, alors que le « droit au retour » n’a jamais semblé plus inaccessible ? Les petits-enfants ou arrière-petits-enfants de réfugiés ont-ils toujours le même attachement à une terre dont ils sont exilés depuis plusieurs générations ?
 
Le droit au retour reste une question très importante, qui s’est même renforcée ces dernières années sur la plan international. Il y a des ONG qui promeuvent cette question du droit au retour à travers le droit international, comme Badil, basée à Bethléem. L’idée n’est donc pas morte. Mais elle reste bien sûr très peu concrète pour la jeune génération.
Ce que j’ai constaté, et pas seulement au Liban, mais en Jordanie et à Gaza également, c’est que les jeunes ne veulent plus se bercer d’illusions. Ils veulent surtout qu’on les respecte, là où ils sont. La question du droit au retour a été abandonnée par les autorités palestiniennes et par Arafat en 1993 avec Oslo, ce qui a constitué une immense trahison pour les réfugiés. Aujourd’hui, leur lutte se concentre donc surtout autour de la question des droits de l’Homme et de leur respect.

Le film a été réalisé par un cinéaste norvégien, à partir de son expérience dans les camps de réfugiés, de ses échanges avec les Palestiniens. Ce regard extérieur induit-il une différence avec un point de vue « purement palestinien » ? Quelles sont les différences de traitement entre les réalisateur.ice.s palestinien·ne·s et les Occidentaux ?

Le film n’a rien à voir avec les documentaires fait par des Occidentaux qui viennent deux ou trois semaines et cherchent à raconter quelque chose. On sent bien qu’il y a un travail ethnographique sincère et fidèle derrière ce film. Quand on voit au générique autant de noms palestiniens, c’est formidable…

Riccardo Bocco est professeur d’anthropologie et de sociologie à l’Institut de Hautes Etudes Internationales et du Développement (IHEID) de Genève et docteur en Sciences Politiques à SciencesPo Paris.