Le Discours d'un roi : la voix royale

Critique
de Tom Hooper
118 minutes 2011

A chacun son sacrifice…
Au peuple britannique, Winston Churchill promet du sang, de la sueur et des larmes pour lui permettre de remporter la croisade qui l’oppose à l’Allemagne nazie dès 1940. Au duc d’York, futur George VI, propulsé roi d’Angleterre en 1937 après l’abdication de son frère aîné David, Lionel Logue, orthophoniste australien aux méthodes hétérodoxes, propose de la persévérance, un peu de psychanalyse et beaucoup de modestie afin de le défaire de son affreux bégaiement. S’il ne veut être surnommé le roi bègue, George VI devra accepter d’entrer dans son siècle, de côtoyer les gens du commun et même de rejeter dos-à-dos les prétentions aristocratiques abreuvées de sang bleu et les certitudes académiques de la médecine britannique. Au lieu des cailloux de Démosthène, le duc d’York est ainsi contraint de supporter un gravier australien dans sa botte royale, qui pique son orgueil autant que son courage.
L’entreprise racontée par Le Discours d'un roi est salvatrice, car elle permettra au prince Albert d’enchaîner, sans trébucher, les vers d’Hamlet, les phrases protocolaires des décrets royaux comme les contes enfantins récités, le soir, à ses deux filles, Margaret et Elisabeth, future reine d’Angleterre. Elle lui permettra également, c’est la thèse du film, de guider le peuple britannique dans le chaos de son époque et ainsi de sauver la couronne. À la voix aux accents victoriens de George V, son père, qui a préféré se taire à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, la voix de George VI doit succéder pour assurer la continuité du régime monarchique (durement éprouvé dans les autres pays européens), la poursuite de la politique impériale (en butte aux premières contestations anti-coloniales) ainsi que le maintien d’une certaine grandeur nationale dans des circonstances historiques troublées. La voix de Georges VI doit faire comprendre qu’elle est en phase avec son époque, désormais fascinée par les gramophones et la TSF, et s’adapter à la révolution rhétorique que lui imposent les innovations technologiques comme le nouvel ethos des dirigeants occidentaux. La page de l’éloquence classique, faite de discours fleuves et de formules aussi fines qu’élégantes, semble définitivement se tourner. La radio est désormais considérée comme une arme politique et marque de son empreinte indélébile les discours politiques. Aux "causeries de coin du feu" de F. D. Roosevelt, utilisées pour remonter le moral des Américains durement atteints par la crise de 1929, répondent les interventions radiophoniques de George V pour soutenir les Britanniques, puis les discours de George VI diffusés par la BBC pour les galvaniser dès le début de la Seconde Guerre Mondiale. L’évolution semble d’autant plus impérieuse qu’Hitler utilise déjà la radio comme un vecteur médiatique d’une rare efficacité pour asseoir son autorité charismatique et subjuguer le peuple allemand par ses logorrhées enflammées (voir la parodie qu’en faisait Chaplin dans Le Dictateur).
Britanniques fièrement attachés l’histoire de leur pays, le réalisateur Tom Hooper et le scénariste David Seidler, tiennent assurément à célébrer les grandes heures de la monarchie anglaise qui a su se dresser comme le dernier rempart du monde libre face à la barbarie nazie. La qualité de la mise en scène tout comme le jeu parfait de Colin Firth servent assurément leur projet et suscitent l’empathie des spectateurs qui, accrochés aux lèvres de George VI, prennent conscience de la dimension historique et de l’utilité politique de ses discours. Voix de l’histoire sans doute, voix de la mémoire plus encore. Revisitée (l'historien Christopher Hitchens est revenu sur les approximations historiques du film), expurgée de sa complaisance coupable à l’égard des forces de l’Axe dans les années 1930 qui semblaient alors, pour bien des Britanniques, moins effrayantes que l’armée Rouge de Staline, érigée en modèle du dépassement de soi, vertu pour le moins britannique lors de la seconde guerre mondiale, la voix de George VI telle qu’est donnée à entendre dans Le Discours d’un roi est lourde de la nostalgie d’une nation qui n’a cessé, au XXe siècle, d’assister, amère, à son déclin politique et économique.
Dans un article du Guardian (repris et traduit par presseurop.eu), Jonathan Freedland, après avoir moqué la fascination des américains — prêts à faire un triomphe au film lors de la cérémonie des oscars— pour l’aristocratie anglaise ("Mais pourquoi les Américains continuent-ils à gober ce genre d’histoires ? La psychologie de bazar diagnostique un cas de projection collective. Les Américains aiment à se saisir d’un aspect de leur société qu’ils n’aiment pas (en l’occurrence, la hiérarchie et les différences de classes) pour en affubler quelqu’un d’autre (en l’occurrence nous, les Britanniques.") rappelle à quel point le film fait vibrer une corde sensible de l’imaginaire national : "C’est pour cette raison que l’émotion n’est pas où on l’attend mais réside plutôt dans l’omniprésence de la Seconde Guerre mondiale. Le roi ne répète pas n’importe quel discours. Il se prépare à s’adresser au pays tout entier à la veille de la guerre, et c’est justement ce qui donne au film son envergure morale. Le Discours d’un roi confirme à quel point la Seconde Guerre mondiale est devenue l’histoire fondatrice de notre pays, pour ne pas dire son mythe fondateur. Les Français ont 1789, les Américains 1776 et les Britanniques 1940 : ce moment de grâce où nous sommes restés les seuls à résister à la barbarie nazie. C’est la période historique que nos enfants étudient le plus à l’école ; tout ce qu’il y a avant, même notre histoire coloniale, est de plus en plus flou. Et quand il faut choisir notre Britannique préféré, nous citons sans hésiter Winston Churchill."
Plus qu’au programme d’Histoire qu’il ne touche que de loin, on conseillera donc ce film très réussi aux enseignants d’Anglais, qui pourront s’appuyer sur de nombreux documents (voir ci-après).