le labyrinthe du silence©Sophie Dulac Distribution

"Le procès de Francfort est décisif dans l’histoire de la mémoire du nazisme en Allemagne"

Entretien
de Giulio Ricciarelli
124 minutes 2015

Zérodeconduite : Comment résumer l’importance du procès de Francfort en 1963, dont la préparation est relatée par le film Le Labyrinthe du silence ?

Guillaume Mouralis : Ce procès est le plus important des trois procès impliquant des employés du camp d’Auschwitz qui se sont déroulés à Francfort dans les années 60. Il a duré de décembre 1963 à août 1965, soit pendant presque deux ans. Parmi les accusés figure notamment Robert Mulka, l’adjoint du dernier commandant d’Auschwitz. Le procès de Francfort est décisif dans l’histoire de la mémoire du nazisme en Allemagne. Le camp d’Auschwitz est alors apparu comme l’un des principaux centres de mise à mort pendant la guerre.

Dans quel contexte s’inscrit-il ?

G.M. : Il intervient deux ans après le procès d’Eichmann à Jérusalem, qui a fait connaître le camp d’extermination d’Auschwitz, devenu depuis le symbole du génocide des juifs. Il s’ouvre 20 ans après les grands procès de Nuremberg (1945) et de Tokyo (1946). Deux procès contre la direction du camp d’Auschwitz avaient également eu lieu en Pologne à la fin des années 40 (Procès de Cracovie).

Au cours des années 50, le Bundestag (parlement allemand) avait pourtant abrogé tous les décrets édités par les puissances alliées, et abandonné les poursuites pour les crimes commis sous le nazisme.

G.M. : En 1949, lors de la création de la République fédérale d’Allemagne (RFA), la politique du chancelier Konrad Adenauer repose sur la réintégration massive des Allemands ayant fait l’objet de procédures d’épuration, et sur l’oubli de la période du nazisme. De 1952 à 1958, la justice ouest-allemande condamne seulement quelques dizaines de personnes pour assassinats commis sous le IIIe Reich. Le tournant s’amorce à la fin des années 50. Le procès d’Ulm en 1958, contre des officiers SS ayant appartenu aux Einzatsgruppen, a un important écho médiatique. L’opinion publique réalise qu’une grande partie des crimes nazis demeurent impunis, notamment ceux qui ont été perpétrés en dehors du territoire allemand. Mais la guerre froide rend difficile la coopération judiciaire avec les pays de l’Est, où des massacres à grande échelle ont été perpétrés pendant l’occupation nazie. En octobre 1958, les autorités allemandes décident alors de créer une agence fédérale chargée d’enquêter sur les crimes nazis commis en dehors des frontières de la RFA. Cette institution, basée à Ludwigsburg, joue un rôle essentiel dans la multiplication des enquêtes et procès pour crimes nazis, à partir des années soixante. Sa mission consistait à mener des enquêtes préliminaires, et si les preuves étaient suffisantes, à transmettre les dossiers au Parquet pour l’ouverture de procédures. La Zentrale Stelle der Landesjustizverwaltungen zur Aufklärung nationalsozialistischer Verbrechen de Ludwigsburg est en partie à l’origine du procès de Francfort, tout comme le procureur général de la région de Hesse, Fritz Bauer, un des personnages du film.

Fritz Bauer avait lui-même été arrêté en mai 1933 par la Gestapo en raison de ses origines juives et de son adhésion au parti social-démocrate…

G.M. : Après s’être exilé au Danemark puis en Suède, il rentre en Allemagne en 1949 suite à la fondation de la RFA et participe à la reconstruction du système judiciaire. En 1956, il est nommé procureur général du Land de Hesse à Francfort, et redouble d’efforts pour obtenir justice et compensation pour les victimes du régime nazi. En 1959, grâce à ses efforts, la Cour fédérale de justice déclare compétent le tribunal régional de Francfort pour toutes les poursuites visant des employés du camp d’Auschwitz. Les pré-enquêtes de Ludwigsburg et les investigations conduites par le Parquet de Francfort suite à des plaintes déposées par des survivants du camp aboutiront au procès dit « d’Auschwitz », qui s’ouvre à Francfort en 1963. Dans un entretien, le procureur Gerard Wiese, l’un des collaborateurs de Fritz Bauer, qui a d’ailleurs inspiré le personnage principal du film, souligne que ce dernier accordait une grande importance à ce que les différentes fonctions hiérarchiques au sein du camp soient représentées parmi les 22 accusés : des membres de la direction du camp, des médecins, pharmaciens et infirmiers, des gardes, un chef de bloc, et un kapoqui s’était montré particulièrement cruel avec les détenus. Bauer redoutait que la procédure n’aboutisse à des procès séparés suivant les fonctions hiérarchiques exercées, ce qui n’aurait pas permis de comprendre et juger le système concentrationnaire dans son unité.

Le Labyrinthe du silence montre les difficultés auxquelles se heurtent les procureurs…

G.M. : Les anciens nazis avaient été massivement réintégrés dans la fonction publique, notamment dans la justice, ce qui entravait les poursuites. Cependant, depuis les années 50, la RFA est sous la pression des anciennes puissances d’occupation (Américains, Britanniques et Français), qui lui demandent des comptes sur les poursuites à l’encontre des criminels de guerre. C’est pour cette raison que les autorités ouest-allemandes créent la Zentrale Stelle de Ludwigsburg et qu’en 1965 le Bundestag prolonge le délai de prescription des assassinats perpétrés sous le nazisme. Car, au moment où s’achève le procès d’Auschwitz à Francfort, la plupart de ceux-ci sont prescrits selon le droit allemand.

Quelles ont été les répercussions de ces procès en Allemagne de l’Ouest ?

G.M. : Les grands médias allemands couvrent très largement ces procès, celui d’Ulm en 1958 puis ceux de Francfort, de 1963 à 1968. L’opinion publique est bousculée. Le terme « Vergangenheitsbewältigung », qui signifie à la fois la « gestion » et la « maîtrise » du passé, apparaît alors. Il est omniprésent dans la presse et dans la société au cours des années soixante. Il sous-entend une sorte de devoir moral de tout pays démocratique, qui doit assumer son passé plutôt que de le mettre à distance.

Le film montre néanmoins que la majorité de la population, est, de prime abord en tout cas, hostile à ces procès.

G.M. : Il ne faut pas oublier qu’à la fin de la guerre, on estime à 7,5 millions le nombre de membres du Parti nazi. L’adhésion au nazisme était massive pendant le IIIe Reich, elle a imprégné la société allemande. Des années après la guerre, de nombreux Allemands se sentent proches des accusés et estiment que tout n’est pas à jeter dans le nazisme. Cependant, cette opinion ne peut s’exprimer publiquement. Il y a donc un décalage entre l’opinion publique, démocratique et éclairée, telle qu’elle s’exprime dans les médias, et ce que le philosophe allemand Theodor W. Adorno appelle alors « l’opinion non-publique », qui ne s’exprime pas publiquement et demeure liée au passé nazi.

La clémence des peines prononcées a fait débat.

G.M. : On peut effectivement être critique sur la légèreté des peines prononcées, mais force est de reconnaître qu’il y a eu un nombre très important de procès. De 1949, date de la création de la République fédérale, jusqu’en 2009, plus de 106 500 personnes ont fait l’objet d’enquêtes judiciaires pour crimes commis sous le nazisme, et plus de 6 500 ont été condamnées. À l’issue du procès de Francfort, sur les 22 accusés, six seulement ont été condamnés à la prison à perpétuité, la peine de mort n’existant pas en Allemagne. Trois accusés ont été acquittés. Des responsables « bureaucratiques » du génocide ont été légèrement condamnés, voire pas du tout. Il est intéressant de rappeler que les peines requises contre des dirigeants et des agents du régime est-allemand après la réunification allemande ont été particulièrement sévères. Même si les crimes n’étaient pas comparables à ceux perpétrés à Auschwitz, les magistrats ouest-allemands ont prétendu ne pas vouloir « reproduire les erreurs » des procès de criminels nazis. Les crimes de bureau commis par des cadres de la RDA ont, par exemple, été bien plus sévèrement sanctionnés.

Comment Le Labyrinthe du silence a-t-il été accueilli à sa sortie en Allemagne en novembre 2014 ?

G.M. : Il a été salué unanimement par la presse. Le passé nazi est évoqué sans difficulté aujourd’hui et les artistes s’en sont emparés depuis longtemps à l’instar de la pièce L’Instruction, écrite par Peter Weiss en 1965, jouée régulièrement dans les théâtres allemands. L’auteur s’inspire du procès d’Auschwitz auquel il a assisté. Il y décrit le chemin des victimes, de la rampe d’arrivée à Auschwitz jusqu’au four crématoire. Le roman de Bernhard Schlink, Le Liseur, histoire d’un jeune garçon amoureux d’une femme plus âgée qui s’avère être une employée du camp d’Auschwitz, s’inspire également du procès de Francfort. Les mentalités ont beaucoup évolué. La société allemande a finalement connu trois ruptures : celle des années 50, celle de mai 1968 où les étudiants mettent en cause leurs propres parents pour leur implication dans le régime nazi et enfin celle qui se produit au tournant des années 80-90, où l’on assiste à un véritable changement générationnel. La génération qui a vécu la guerre prend sa retraite et ceux qui accèdent aux fonctions, nés pendant ou après la guerre, sont prompts à mettre en cause les générations précédentes de manière très nette. On assiste même à une sorte d’acharnement tardif contre les criminels nazis puisqu’aujourd’hui encore, en février 2015, une poignée d’employés des camps d’Auschwitz et de Majdanek – des vieillards pour la plupart – font l’objet de poursuites judiciaires.

Guillaume Mouralis est chargé de recherche au CNRS, membre de l'Institut des Sciences sociales du Politique (CNRS / Université Paris Ouest Nanterre). Ses recherches en histoire et sociologie politique portent notamment sur les sorties de guerres, épurations et procès pour crimes de masse. Il travaille actuellement à une histoire sociale du procès de Nuremberg (1945-1946). Parmi ses publications : Une épuration allemande. La RDA en procès 1949-2004, Paris, Fayard, 2008.