"Le sens de la vulgarisation de la National Gallery manque aux musées français"

Entretien
de Frederick Wiseman
181 minutes 2014

Pouvez-vous comparer la National Gallery aux autres grands musées européens, notamment le Louvre ?

Dominique Poulot : La collection de la National Gallery ne se différencie pas tellement de celles des grands musées européens ou mondiaux. De prétention universelle et encyclopédique, elle offre un exemple de chaque école et témoigne de la volonté de constituer une histoire générale de la peinture. La National Gallery représente néanmoins un « goût anglais » tout comme le Louvre représente un « goût français » ou italien.

Qu’avez-vous pensé de la manière dont Frederick Wiseman filmait le musée…

D.P. : Il le montre comme une petite ville, une petite communauté, à l’instar de ce qu’avait fait Nicolas Philibert dans La Ville Louvre (1990). Frederick Wiseman filme avec la même attention aussi bien le directeur de la National Gallery et les membres du conseil d’administration que les restaurateurs, les conférenciers ou le personnel de nettoyage. National Gallery témoigne de la diversité des professions au sein du musée, mais aussi de celle de ses publics, car le documentaire donne à voir un échantillon de visiteurs qui va des jeunes enfants aux personnes âgées en passant par les personnes en situation de handicap.

Plusieurs séquences sont consacrées aux opérations de restauration des peintures.

D.P. : Les discussions à propos d’anciennes restaurations ou d’autres en cours de réalisation révèlent les enjeux de la profession. La National Gallery a été marquée au XIXe siècle par une controverse sur le nettoyage des oeuvres qui a provoqué une réflexion collective. Certaines oeuvres ont été abimées irrémédiablement par la suppression de couches ou de vernis. Les restaurations modernes sont réversibles, comme l’exige la charte de Venise de 1964. On peut effacer des mois de travail en quelques minutes si on juge qu’il s’agissait d’une erreur.

La politique culturelle du musée est un enjeu très fort, comme en témoigne les débats qui agitent le conseil d’administration.

D.P. : En Angleterre comme en Europe, les budgets s’amenuisent. Les grands musées comme la National Gallery recherchent constamment de nouvelles ressources. Il faut souvent choisir entre des opérations financièrement profitables et le maintien d’une exigence éthique. La National Gallery se situe sur Trafalgar Square, au coeur de la ville de Londres. Le musée se retrouve ainsi malgré lui au centre de nombreuses manifestations, qu’elles soient commerciales, sportives (le marathon dont il est question au cours du conseil d’administration) ou politiques (ainsi la banderole visant British Petroleum, déployée par des militants écologistes sur la façade du musée).

Si le partenariat avec le marathon fait débat, le directeur rappelle que le personnel était d’accord pour s’associer au film Harry Potter.

D.P. : Le succès du Da Vinci Code de Dan Brown a largement profité au musée du Louvre. Les lecteurs ont voulu parcourir les salles sur les pas des héros. Le musée propose même un parcours Da Vinci Code à ses visiteurs. La National Gallery a joué sur la même symbiose avec Harry Potter. Les musées tentent de se raccrocher à l’actualité médiatique : le Louvre invite des artistes, des intellectuels, des prix Nobel de littérature pour ses manifestations.

La danse s’invite également au musée, comme le montre la scène finale du documentaire.

D.P. : L’art vivant tient une place inédite dans les musées. Cela faisait débat dans les années 70 car certains conservateurs craignaient que les visiteurs ne regardent les oeuvres que de façon distraite, que les tableaux deviennent un simple décor. Mais aujourd’hui, le spectacle vivant est entré dans les moeurs. Les mises en scène et chorégraphies s’adaptent aux galeries et valorisent les collections. Les musées modernes deviennent des centres artistiques généralistes. On y regarde des films, écoute de la musique, assiste à des spectacles, des lectures... Le film montre une autre forme de médiation, plébiscitée aujourd’hui par presque tous les musées du monde : des coups de projecteur rapides sur une œuvre, proposés à différents moments de la journée (à l’heure du déjeuner par exemple), qui permettent d’attirer différentes catégories de publics. On est passé d’une médiation longue à des formats courts, correspondant à ce que l’on voit sur internet ou à la télévision.

Les milliers de visiteurs quotidiens de la Joconde au musée du Louvre ne lui accordent souvent que quelques secondes.

D.P. : La reproduction technique, les photographies au sein des musées interrogent. Certains visiteurs prennent individuellement tous les tableaux en photos, à la volée. En une minute trente ils couvrent toute la salle et repartent. A l’instar du musée d’Orsay, certains musées interdisent la photographie, considérée comme une appropriation illégitime. Au lieu de se tenir debout un moment afin d’apprécier une oeuvre, le visiteur choisit la facilité en prenant une photo rapidement. Il existe un affrontement entre deux tendances, les partisans de l’approche brève, cinq minutes face à l’œuvre, plus en phase avec les goûts du public, et les partisans du slow (comme dans le mouvement slow food) qui veulent ralentir la consommation, la limiter à une ou deux oeuvres par visite, en restant longtemps devant.

La pédagogie des conférenciers de la National Gallery est remarquable.

D.P. : Leur parole est extrêmement libre face à l’oeuvre. Ils parlent peu d’histoire de l’art au sens académique du terme. Ils tentent plutôt d’amener les visiteurs à regarder le tableau de façon précise. La comparaison que propose une des médiatrices entre une figure féminine d’un tableau et une jeune fille d’aujourd’hui envoyant un texto peut surprendre. Cet aspect de la médiation consiste à déshistoriciser le tableau et jouer la carte de l’anachronisme délibéré, pour rendre une certaine actualité à l’oeuvre. Wiseman filme aussi la stratégie inverse : en face d’un tableau religieux du Moyen-âge, la médiatrice tente de faire prendre conscience à son public des conditions matérielles, en particulier visuelles, dans lequel se trouvait le tableau à l’origine. Elle leur explique qu’il était vu dans la pénombre, éclairé à la bougie et que les figures surgissaient de manière quasi magique. Au Louvre, c’est totalement différent, les conférenciers et conférencières tiennent des discours plus académiques, de grande qualité certes, mais qui sont semblables à ceux qu’on reçoit à l’école. Ce sens de la vulgarisation manque aux musées français. Les musées anglais et américains bénéficient peut-être de moyens et de réflexion plus conséquents...   

Dominique Poulot est spécialiste de l’histoire du patrimoine et des musées. Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, il a notamment écrit Patrimoine et Musée : l’institution de la culture, Paris, Hachette, collection Carré Histoire, en 2001 et Musées en Europe : une mutation inachevée (avec Catherine Ballé), Paris, La Documentation française, en 2004.