"Les enfants de Sèvres ont vécu des choses très dures mais je me devais de faire un film qui se situe du côté de la vie"

Entretien
de Michel Leclerc
109 minutes 2021

Dans son documentaire Pingouin & Goéland (et leur 500 petits), le réalisateur Michel Leclerc ("Le nom des gens") raconte l’histoire de la maison de Sèvres, un établissement pas comme les autres qui a accueilli des enfants et leur a fourni une éducation et un toit entre 1941 et 2009. Mais il raconte aussi une histoire plus personnelle : celle de sa propre mère qui y a été recueillie après la déportation de ses parents et qui y est restée attachée toute sa vie. Le réalisateur revient aussi sur l’itinéraire des deux responsables de la maison, Yvonne et Roger Hagnauer qui ont non seulement sauvé des enfants pendant la guerre mais leur ont aussi redonné le goût de vivre. Nous avons parlé avec Michel Leclerc de ce film personnel sur la résilience.

Vous expliquez au début du film que votre mère n’avait pas très envie que vous racontiez l’histoire de la maison de Sèvres, et donc la sienne, de son vivant. Comment avez-vous finalement décidé de travailler sur le sujet ? Depuis combien de temps ce sujet vous travaillait-il ?

Je pense que j’ai envie de faire ce film depuis que je suis adolescent, c’est-à-dire depuis que j’ai compris l’histoire de cette maison et d’Yvonne et Roger Hagnauer. J’y ai ensuite pensé plus sérieusement quand j’avais 25 ans. A l’époque, je suis allé voir à l’INA s’il y avait des images d’archives concernant la maison. Je me suis alors trouvé face à deux difficultés. D’abord, celle de ma mère. Elle n’avait pas de problèmes pour parler de la maison de Sèvres ou de Roger et Yvonne Hagnauer, par contre elle ne voulait parler de ses parents ou de sa vie d’avant et cela me semblait inenvisageable de l’interviewer. Ensuite, je me suis posé la question du ton du film. J’avais peur de faire un documentaire trop sentencieux, purement historique ou trop journalistique. J’ai mis beaucoup de temps à trouver le ton juste. Il fallait que j’en fasse un objet un peu unique et qu’il soit à l’image d’Yvonne et Roger et de la maison de Sèvres : curieux, créatif, tourné vers la vie. Qu’on en sorte heureux.

L’une des amies de votre mère vous explique qu’il faut au contraire absolument raconter cette histoire, leur histoire. Avaient-elles peur que cette dernière tombe dans l’oubli ? Quel rapport continuent-elles à entretenir avec ce lieu ?

Ma mère, de son vivant, allait à toutes les réunions des anciens de Sèvres et ces événements étaient très très importants pour elle. Et effectivement, en se voyant vieillir les unes et les autres, en en voyant certaines disparaître, les amies de ma mère m’ont vraiment toutes poussé à faire ce film pour faire connaître et transmettre l’histoire d’Yvonne et Roger de la manière la plus juste possible. Mais pour moi le sujet n’est pas clos. Après ce film, d’autres personnes vont certainement s’intéresser à cette histoire et mener d’autres projets. Il y aurait manière à faire un très beau livre par exemple.

Vous avez choisi la forme du documentaire, vous qui êtes plutôt habitué à la fiction, tout en gardant un ton très personnel avec quelques séquences animées. Comment avez-vous mêlé l’Histoire et votre histoire personnelle, sans que l’un prenne jamais le pas sur l’autre ?

Les livres de Philippe Jaenada ont été de vrais déclencheurs pour moi. Dans ses romans, il part d’un fait divers pour raconter l’époque dans laquelle celui-ci s’est déroulé, et il fait tout cela en parlant à la première personne, en se racontant et en étant souvent très drôle. Je me suis dit en le lisant que je voulais procéder de la même manière. Certes, la matière du documentaire est très grave et il faut faire très attention à ce que l’on raconte sur un plan historique, mais cela n’empêche pas la fantaisie, les parenthèses, les doutes.

Existait-il beaucoup d’archives de la maison de Sèvres ? Comment avez-vous réuni les images d’archives, photographies et l’interview du couple Hagnauer qui structure le récit ?

Le lieu a été une vitrine dès 1941 et il a donc été abondamment photographié. Il a aussi été filmé par des organismes officiels entre 1941 et 1970. Quand les enfants sont devenus adultes ils ont eux-mêmes pris beaucoup de photos, de films super 8. L’histoire de l’interview est quant à elle assez drôle puisqu’elle a été filmée sur une VHS par une ancienne élève de la maison de Sèvres. Elle y était dans les années 60 et elle a filmé ces deux heures d’entretien avec Yvonne et Roger dans le cadre de ses études de communication. Elle ne les a jamais utilisées et la VHS est restée dans un cartable pendant 35 ans. Elle s’est souvenue qu’elle avait fait cette interview quand j’ai commencé à chercher des documents sur Sèvres auprès des anciens. Pour le reste du film, j’ai travaillé avec la documentaliste Marie-Hélène Agnès qui est aussi une ancienne de la maison de Sèvres et qui a trouvé un certain nombre de documents comme l’interview du Mime Marceau dans laquelle il raconte son arrivée à Sèvres avec ma mère. J’ai appris beaucoup de choses au fur et à mesure de la fabrication du film.

Le film explore la complexité de l’histoire et la manière dont le couple Hagnauer s’est retrouvé accusé de collaboration, d’abord pour avoir été pacifistes puis pour avoir utilisé l’argent de Vichy pour financer la maison de Sèvres et accueillir et sauver des enfants et enseignants juifs. Aviez-vous envie de leur rendre leur statut de « justes » et de les laver de ces accusations ?

Absolument. Il faut savoir qu’Yvonne et Roger parlaient très peu de cet épisode. Énormément d’enfants de Sèvres ne connaissaient même pas ces accusations. Moi j’étais au courant parce que ma mère m’en avait parlé et qu’elle trouvait cela complètement fou. Nos recherches avec Marie-Hélène nous ont menées à dénicher des lettres venant des préfectures et nous avons pu mesurer l’importance que cette histoire a eue dans la vie du couple Hagnauer. Ils ont été marqués assez profondément. Je voulais leur rendre hommage, quoi qu’il arrive, parce qu’ils ont sauvé ma mère. Quand je dis « sauver », cela va au-delà de sauver la vie. Ils ont redonné à tous ces enfants leur dignité et ils les ont rendus aptes à la vie.

Le documentaire revient sur les principes pédagogiques d’avant-garde de Yvonne Hagnauer, dite Goéland, basés sur ceux de l’école nouvelle. Comment les résumeriez-vous ?

Elle a trouvé le moyen de toucher le cœur de ces enfants très certainement traumatisés et repliés sur eux-mêmes et de leur apprendre à s’ouvrir et à s’intéresser aux autres. Elle les emmenait au théâtre, au musée, elle les encourageait à aller au cinéma, ils faisaient de la musique, ce qui était assez révolutionnaire pour l’époque. Yvonne Hagnauer visait haut pour eux alors même que ces enfants étaient toute en bas de l’échelle sociale. Elle leur a redonné de l’estime d’eux-mêmes, notamment par l’autogestion : chacun pouvait participer à l’ensemble du fonctionnement de la maison. Elle a réussi à leur sortir la tête de l’eau par la curiosité, par les multiples projets qui leur occupaient l’esprit et les faisaient aller de l’avant plutôt que de se pencher sur leur passé.

Le film met en lumière des femmes, non seulement Yvonne Hagnauer mais aussi toutes les pensionnaires qui ont gardé des liens forts et se sont soutenues toute leur vie. Est-ce que vous lisez une dimension féministe dans l’histoire de cette maison ?

Oui, bien sûr ! Déjà parce que le modèle d’Yvonne, une femme indépendante de son mari qui a travaillé très jeune et a eu très tôt une idée très forte de ce qu’elle voulait faire de sa vie, était assez peu répandu à son époque. Elle a transmis l’idée à toutes les filles de la maison de Sèvres qu’elles devaient travailler et être indépendantes elles aussi. À ma connaissance, elles ont toutes travaillé, qu’elles aient fait des études ou non. Très peu vivaient dans l’idée de devenir mère de famille et de vivre sur les salaires de leurs maris. Yvonne est un modèle féminin et féministe très fort et je me sens l’héritier de cette histoire-là. Toutes les copines de ma mère étaient d’ailleurs des femmes fortes, qui ne se laissaient pas faire, elles étaient incroyables. Le documentaire raconte aussi cette histoire de sororité qui les liait. Ma mère et ses copines se sont toujours vues très régulièrement, elles se sont créé une nouvelle famille.

Malgré les événements relatés, et notamment la déportation de vos propres grands-parents, le ton du film reste joyeux et met surtout en avant l’énergie du lieu, la résilience de ces enfants. C’était un aspect important pour vous ?

Dans une scène de mon film Le Nom des gens, le personnage principal assiste à une cérémonie durant laquelle on pose une plaque en l’honneur des enfants juifs tués devant son école. Il dit que plutôt que de mettre une plaque en hommage à ces enfants atrocement assassinés, il préfèrerait que l’on évoque un souvenir heureux de leur vie. Par exemple une plaque disant « ici, les enfants ont mangé de la crème chantilly pour la première fois ». C’est une métaphore de ce que je veux faire dans ce film. Les enfants de Sèvres ont vécu des choses très dures, tristes et dramatiques mais ce n’est pas ça que je veux raconter. Dans le documentaire, je cherche plutôt à savoir comment ils ont retrouvé le sourire. Je me devais de faire un film qui se situe plutôt du côté de la vie.

Pour autant vous ne donnez aucune leçon sur le devoir de mémoire et à la fin du film, vous dites même que vous avez envie d’affirmer ne plus être juif. Ce documentaire a-t-il constitué pour vous un travail sur votre identité personnelle ? Et sur ce que l’on appelle le « devoir de mémoire » ? Vouliez-vous échapper aux injonctions propres à notre époque ?

Ça m’amuse de dire que j’ai envie d’affirmer ne plus être juif, d’une part parce que je sais que quand je le fais c’est assez iconoclaste et d’autre part parce que cela provoque du débat. Ce n’est pas pour autant du déni, si cela l’était, je n’aurais pas fait un film pour raconter cette histoire. Mais cela me semble fidèle à la devise de Sèvres qui était « de tout recommencer à neuf ». Yvonne et Roger étaient tournés vers la vie et l’avenir. Les gens de ma génération, qui sont les enfants de personnes qui ont été traumatisées, ont le réflexe, que j’ai moi-même eu, de revenir à leurs origines, à leurs racines, d’apprendre ce qui n’a pas été raconté. Mais j’ai l’impression que si l’on accepte l’idée de la mixité, que l’on lie sa vie avec quelqu’un qui n’est pas de son origine, on accepte aussi que tout cela puisse se diluer avec le temps. On peut choisir telle ou telle dimension de son identité et chacun peut définir lui-même la manière dont il veut se présenter aux autres. Mes enfants ont des origines très différentes et variées et ils verront ce qu’ils auront envie de garder.