Tanna©Urban Distribution

"Les mythes-fondateurs permettent de réactualiser et légitimer le lien avec un territoire"

Entretien
de Bentley Dean, Martin Butler
104 minutes 2016

Ce « Roméo et Juliette » mélanésien est tiré d’une histoire vraie.

Marie Durand : Effectivement, en 1987 à Tanna, un couple de jeunes gens s’est suicidé car leur communauté leur interdisait de vivre leur amour. Si ce fait divers est particulièrement intéressant, c’est parce qu’il a mené à un changement de coutume, ou « Kastom ». La Kastom est un concept très important dans cette culture. Il désigne de façon générale ce que les gens catégorisent comme leur étant propre, par opposition à ce qu’ils perçoivent comme venu de l’extérieur. Mais il faut bien comprendre que c’est une notion dynamique. La coutume n’englobe pas et n’a jamais englobé un ensemble d’éléments fixe, elle permet au contraire de redéfinir en permanence ce qui est considéré comme identitaire. A Yakel [le petit village où se déroule le film, ndlr], l’histoire raconte que, suite à ce suicide, les mariages d’amour ont été intégrés à la Kastom. Ce qui montre bien son dynamisme.

Cela a-t-il mis fin à la pratique des mariages arrangés ?

M.D. : Il y a encore au Vanuatu beaucoup de mariages que selon nos critères l’on dirait « arrangés ». Dans la plupart des groupes, les chefs (ou les personnes en position d’autorité : parents, oncles, etc.) conseillent la « bonne route » aux jeunes gens en âge de se marier : ils leur indiquent quelle personne il serait bien pour eux d’épouser. Les jeunes ont évidemment le droit de dire non, et beaucoup choisissent leur partenaire, mais certains acceptent ces recommandations. Ils le font par respect pour la coutume et pour leurs aînés, et parce qu’ils souhaitent, par ces mariages, aider à la préservation du patrimoine familial.

Le film a eu un certain retentissement au sein de la communauté des chercheurs. Pourquoi ?

M.D. : Tanna est un film de fiction qui a été écrit et tourné en collaboration avec les gens de Yakel. Le film permet donc de comprendre comment ces gens se représentent eux-mêmes. Il faut bien comprendre que Yakel n’est pas un village « untouched » [que l’on pourrait traduire par « primitif », ndlr]. Au contraire, c’est l’un des villages coutumiers les plus connus du Vanuatu ! Les gens de Yakel voient passer énormément de touristes, ils ont l’habitude de se mettre en scène. Toutes les coutumes que l’on voit dans le film, l’habitat, l’habillement, les rituels, sont profondément authentiques ; mais ils sont aussi pensés pour être montrées aux touristes, de plus en plus nombreux au Vanuatu depuis les années cinquante. D’une certaine manière, si la présence des touristes menace les traditions, elle a aussi permis de les préserver. Certains traits de la Kastom n’auraient peut-être pas été transmis aux jeunes générations s’il n’y avait pas eu d’intérêt économique sous-jacent. Il ne faut donc pas considérer ces gens comme les derniers représentants d’une culture en voie de disparition. Ce sont aussi des entrepreneurs, tournés vers l’avenir !

Pouvez-vous nous donner quelques clés historiques sur l’histoire du Vanuatu ?

M.D. : L’histoire du Vanuatu commence vers -2000/-1500. On est à l’époque des grandes migrations en pirogue, et les populations Lapita, venues de la région de Taïwan, vont peupler toute la Mélanésie insulaire. C’est un peuple de grands navigateurs, qui va beaucoup développer les échanges inter-îles. Cela a une influence directe sur les pratiques coutumières, qui changent en permanence grâce à ces contacts. Il n’y a pas que les biens matériels qui circulent et s’échangent : les rituels, les chants, les danses aussi.

Quand ont lieu les premiers contacts avec les Occidentaux ?

M.D. : Le film évoque la figure de James Cook, qui aurait découvert le Vanuatu en 1774. En fait, des Occidentaux étaient venus au Vanuatu avant Cook (le français Bougainville en 1768 par exemple), mais Cook est le premier à cartographier précisément les îles, ce qui va permettre de les retrouver. Ensuite, pendant le premier tiers du 19e siècle, les échanges entre Occidentaux et Mélanésiens du Vanuatu se limitent aux passages des négociants, les « traders », à la recherche de bois de santal. En 1839, la London Missionary School, église presbytérienne, dépose au Vanuatu trois « teachers » [catéchistes, ndlr] samoans, eux-mêmes convertis. Mais leur mission va échouer, en partie à cause des épidémies qui se déclarent au contact des Occidentaux, et dont on les rend responsables. Dans les années qui suivent, plusieurs tentatives sont faites par la mission, mais sans succès. Elles déclenchent des tensions d’autant plus vives que les chrétiens se rassemblent en gros villages, ce qui nécessite l’installation sur des terres qui ne leur appartiennent pas.

Cette cohabitation avec les chrétiens est mise en scène dans le film.

M.D. : La rivalité entre les peuples non-christianisés et les convertis est encore très forte, c’est très bien montré dans le flim. Dans leur errance, les deux amoureux se retrouvent à un moment dans un village chrétien. Ses habitants ont un comportement étrange, ils sont représentés comme des demi-fous. Là encore, il ne faut pas oublier que le film a été écrit avec les gens de Yakel : cette représentation témoigne de leur regard sur ces christianisés.

À quel moment y a-t-il véritablement colonisation du Vanuatu ?

M.D. : A la fin du 19e siècle, les Occidentaux installés dans les différentes îles, majoritairement des Australiens et des Néo-Calédoniens, font pression sur leurs gouvernements respectifs (anglais et français) pour qu’ils annexent le territoire. Mais ni Français ni Anglais ne veulent briser le statu quo si difficilement établi dans le Pacifique, d’autant plus que le territoire ne présente pas de ressources économiques majeures. Les deux gouvernements décident donc de créer une commission navale mixe, en 1887 pour sécuriser la région : des bateaux de guerre anglais et français patrouillent dans la région, et interviennent pour bombarder les villages lorsqu’il y a des vols ou des meurtres d’occidentaux. Finalement, en 1906, un protocole crée un condominium franco-britannique. Le Vanuatu est placé sous la double tutelle des gouvernements anglais et français, qui chacun s’occupent de leurs ressortissants. Cela sera le cas jusqu’à l’indépendance du Vanuatu, en 1980.

Quelle a été l’influence occidentale au Vanuatu ?

M.D. : Toutes les îles ont été touchées, même si de manière très variable. On en trouve un exemple dans le film, lorsque le grand-père montre à sa petite-fille une photo de lui à côté du prince Philipp. En 2007, cinq personnes du village de Yakel sont envoyées en Angleterre pour participer à l’émission « Meet the Natives » de la BBC. Or, ces cinq hommes étaient des adeptes du mouvement du prince Philipp, un des « cultes du cargo » [un ensemble de rites qui apparaissent à la fin du 19e siècle notamment en Mélanésie, ndlr]. Pour eux, le prince est un dieu, c’est pour cela que le grand-père est si fier de cette photo.

Sur le plan spirituel, le film montre bien le lien viscéral qu’entretiennent les gens de Tanna avec la nature. Comment expliquer cette relation si forte ?

M.D. : Pour les gens de Yakel comme pour tous les peuples non-citadins du Vanuatu, l’enjeu principal est le contrôle d’un territoire. Les mythes-fondateurs, qui ont souvent pour éléments centraux des éléments naturels, permettent de réactualiser et donc de légitimer le lien avec un territoire. Ils organisent les relations entre les lieux, les groupes et ancrent la mémoire des événements dans ces lieux.

Il y a une scène très drôle où Selin, la soeur de l’héroïne, vole l’étui pénien d’un de ses camarades, qui en est extrêmement gêné. Avec notre regard d’Occidental, on a pourtant l’impression que ça ne fait pas grande différence !

M.D. : Les gens de Yakel ont une vision de l’habillement très différente de notre conception occidentale. Chez nous, quelqu’un est habillé si ses vêtements couvrent l’intégralité de son corps (ou presque). Pour les gens de Yakel, s’habiller consiste à couvrir son sexe (ainsi que ses hanches et ses fesses pour les femmes) et à porter des coiffures. Cependant, je ne sais pas pour Yakel, mais dans d’autres villages coutumiers de l’île de Tanna, les gens remettent shorts et T-shirts une fois les Occidentaux partis ! C’est une marque de respect de recevoir les touristes habillé de manière traditionnelle, mais je ne suis pas sûre qu’ils soient tout le temps vêtus de la sorte.

Les réalisateurs expliquent que Mungau, qui interprète Dain, le héros du film, était terrifié à l’idée de devoir jouer des marques physiques d’affection envers une femme en public. C’est quelque chose de très tabou pour les gens de Yakel ?

M.D. : La sexualité fait en effet partie des connaissances autrefois tenues secrètes, et pas uniquement à Yakel. Les connaissances sexuelles étaient révélées au moment de l’initiation des adolescents. Aujourd’hui cela a beaucoup changé mais de manière générale, la pudeur est toujours de mise dans l’espace public. Même dans la capitale, où l’influence occidentale est forte, il est rare de voir des couples se tenir la main.

Et quelle est la place des femmes dans cette société ?

M.D. : La séparation hommes/femmes est traditionnellement très forte. Quand on va dans une église mélanésienne, les hommes s’assoient d’un côté, les femmes de l’autre. Mais la place des femmes dans la société varie d’une île à l’autre. À Tanna, les femmes sont fortement soumises à l’autorité des hommes. Mais en fait, cette subordination des femmes vient en partie de l’idée qu’elles peuvent être dangereuses pour le pouvoir des hommes. Les fluides féminins (liées à la fertilité et à la naissance) pourraient, entre autres, rendre les hommes malades.

Avec l’association Ethnologues en herbe, vous avez animé des ateliers d’initiation à l’ethnologie dans des écoles. Pourquoi ?

M.D. : Quand on devient ethnologue ou anthropologue, on prend conscience que pour faire ce travail correctement, il faut d’abord se questionner soi-même, interroger son système de valeurs, remettre en cause les stéréotypes avec lesquels on aborde le monde. Initier des enfants à l’ethnologie (par exemple sur la question du genre), cela permet donc de les aider à faire preuve d’empathie, et à appréhender le monde de manière plus paisible. L’association Ethnologues en Herbe milite en faveur de l’introduction de ces apprentissages à l’école et je trouve que c’est essentiel de nos jours.

Propos recueillis par Philippine Le Bret

Marie Durand est post-doctorante au musée du quai Branly a Paris et chercheuse associée au Centre de recherche et de documentation sur l'Océanie (CREDO) à Marseille. Ses recherches portent sur l'anthropologie de la culture matérielle et des espaces domestiques au Vanuatu, en particulier dans la région des îles Banks au nord de l'archipel