Nos défaites © Météore Films

"Les obstacles économiques qui empêchaient beaucoup de films militants de se faire dans les années 1970 sont quasiment levés."

Entretien
de Jean-Gabriel Périot
94 minutes 2019

De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque le cinéma « de 68 » ou « post-68 » ? S’agit-il d’un corpus identifié et cohérent ?
 
On parle des films marqués par la période historique dans laquelle il sont réalisés. On les situe autour de la plus grande grève d’Europe à ce jour compte-tenu du nombre de ses participants (9 à 10 millions de travailleurs) et de sa durée (le mouvement commencé par les étudiants le 3 mai se poursuit jusqu’à la mi-juin dans beaucoup d’usines). Nous pouvons distinguer, de façon sans doute un peu simpliste, trois types de films : les films dans lesquels s'inscrit cette époque, les films dont le sujet est délibérément politique, et les films militants, émanant de cinéastes qui se sont engagés et/ou de militants qui se sont emparés du cinéma.
On ne peut pas parler d’un corpus et il n’est pas plus cohérent que ne l’est la période historique concernée : quand faut-il arrêter le moment « post-68 » ? Cela dépend des points de vue politiques et même de la perspective dans laquelle on pose la question. Certains militants n’en voient la fin qu’avec l’arrivée au pouvoir de Mitterrand en 1981, d’autres dès la première forte vague de reflux en 1972, dont l’enterrement du militant d’extrême-gauche Pierre Overney tué par un vigile de Renault marque une date importante. Il n’y a heureusement pas de délimitation académique d’un ensemble de films bornant une période elle-même fluctuante selon ses lectures. Ces lectures mêmes sont l’enjeu de divergences voire d’antagonismes politiques. 
 
Ces films étaient-ils vus ? Ont-ils eu une influence sociale ou politique, ou sont-ils restés confidentiels ?
 
La Salamandre (Alain Tanner, 1971) et La Chinoise (Jean-Luc Godard, 1967) sont des films d’auteurs qui sont sortis en salle, ont été évoqués par les critiques dans la presse, ont réuni assez de spectateurs pour être peu ou prou rentables compte tenu de leurs modestes budgets. La question se pose différemment pour les films militants qui étaient souvent voués à une diffusion hors des circuits commerciaux, dans le cadre d’activités militantes ou de ciné-clubs engagés. Il n’y a donc pas d’archives économiques ou étatiques qui permettent de recenser leurs diffusions, le nombre des spectateurs, etc. Quant à l’influence politique ou sociale que peut avoir un film, je ne vois pas comment elle pourrait être quantifiée ! Je ne crois pas qu’on ait jamais vu un film dont, à chaque séance, le public sortirait comme un seul homme, résolu à mettre en œuvre une pratique que le film lui recommanderait ou prescrirait. Si c’était possible, ce serait effrayant. 
 
À propos de 68 et des cinéastes, on évoque souvent l’annulation du festival de Cannes 68, la création de la Quinzaine des réalisateurs l’année suivante… Quel autre rôle les cinéastes ont-ils joué dans cette période ?
 

Une partie consistante des professionnels du cinéma s’est constituée en « États Généraux du Cinéma » (EGC) le 17 mai 1968 lors d’une assemblée qui s’est tenue dans l’école « Vaugirard » (actuellement l’École Nationale Supérieure Louis-Lumière). Leur premier geste fut d’envoyer une délégation, à laquelle François Truffaut et Jean-Luc Godard ont pris une part active, pour interrompre le festival de Cannes. Ces EGC ont continué de se réunir pendant les grèves de mai-juin et ont élaboré de nombreux projets pour une réforme profonde de la politique culturelle concernant le cinéma en France. Ils ont aussi décidé de mobiliser tous les moyens qu’ils pouvaient obtenir pour filmer les événements en cours en vue de la réalisation d’un vaste film collectif de synthèse du mouvement, qui n’a jamais vu le jour. Pour qu’il existe, il aurait fallu s’accorder sur une lecture politique commune des événements. Or, elle était forcément différente selon les partis pris politiques. Entre ceux qui voyaient en Mai une révolution trahie et ceux qui n’y voyaient pas une révolution, la division politique s’est creusée dans les mois et les années suivantes. Un film commun était de moins en moins imaginable. Puis, après juin, certains ont continué de se réunir dans le cadre des États généraux pour faire du cinéma militant, d’autres sont partis en faire hors de ce cadre encore « unitaire ». Il y a eu un développement de très nombreux collectifs de cinéma militants après juin 1968. 
 
Le film de Jean-Gabriel Périot est tourné avec des lycéens, qui prennent parfois eux-mêmes la caméra. Ce processus fait-il écho à la manière dont étaient faits les films auquel il fait allusion, et notamment ceux du groupe Medvedkine ?
 
Les lycéens du film de Jean-Gabriel Périot sont dans un atelier pédagogique : il est recommandé dans un tel cadre institutionnel qu’ils puissent prendre la caméra. L’histoire des groupes Medvedkine de Besançon et de Sochaux est différente. Ce sont des ouvriers insatisfaits de la représentation que Chris Marker a donné d’eux dans un film de 1967 (À bientôt, j’espère, également cité dans le film) qui se sont formés au cinéma pour être en état de produire eux-mêmes leurs images, et donc de cesser de la déléguer aux cinéastes, fussent-ils militants. Mais il ne s’agissait pas seulement d’un apprentissage technique. Il s’agit surtout de prendre en charge leur propre mise en scène et de rompre avec une sorte de condescendance spontanée des cinéastes, même animés des meilleures intentions, quand il vont « au peuple ». 
 
Quelles grandes thématiques traversent le cinéma de mai 68 ?
 
Dans la mesure où il est difficile d’unifier le cinéma de Mai 68, il est difficile d’en dégager des thématiques. Pour ce qui concerne le cinéma militant issu de 68, et qui s’est poursuivi jusqu’à la fin des années 1970, ce sont tous les sujets d’intervention militante. Les luttes ouvrières bien sûr : il y a eu des films qui faisaient corps avec les orientations syndicales, d’autres qui au contraire les critiquaient à partir d’un certain point (lorsque des divergences surgissaient au sein de la lutte, mais rarement avant la mobilisation). Au cours des années 70 on a aussi vu apparaître les cinémas féministes, homosexuels, les films autour de la défense des travailleurs immigrés, des luttes urbaines, antinucléaires.. Il y a eu également de très nombreuses mobilisations de solidarité internationale (Palestine, révolutions anticoloniales au Vietnam, en Guinée et Cap-Vert…). On note aussi de nombreux témoignages d’un nouvel intérêt militant pour les questions culturelles : par exemple des démarches théâtrales ou musicales, avant-gardistes ou militantes font l’objet de nombreux films. Plus globalement, la fréquentation de cette vaste production issue de Mai 68 peut faire éprouver que la part de la politique qui se joue dans le monde institutionnel et politicien n’est pas la plus inventive ni la plus vive : dans les luttes et les mobilisations on voit l’exercice d’une intelligence collective toujours plus riche et plus joyeuse que dans tous les couloirs du pouvoir d’État.
 
Ces films militants réalisés autour de mai 68 faisaient-ils eux-mêmes allusion à de précédentes luttes sociales ?
 
Les grèves de Juin 1936 sont une référence récurrente des ouvriers les plus âgés : certains y ont pris part. Pour les militants et les cinéastes militants, la Révolution bolchévique d’Octobre 1917 est souvent une référence structurante. Elle dicte même de temps en temps le choix de chansons de luttes présentes à la bande son.
 
La forme du remake pousse à reprendre exactement les codes esthétiques des films cités. Y a-t-il une esthétique 68, et comment la définir ?
 
Il n’y a, heureusement, pas d’esthétique homogène dans les cinémas des années 1968 : on peut parfois, après coup, repérer des influences, des similitudes, des convergences, mais les choix esthétiques se délibèrent film par film, y compris au sein de l’œuvre d’un même cinéaste. Il peut y avoir une certaine esthétique commune liée aux techniques accessibles à ces cinéastes militants qui disposent de très peu d’argent. Ainsi, le noir et blanc continuait d’être moins cher, aussi bien lors de l’achat des pellicules que pour les travaux en laboratoires. Beaucoup de reportages militants sont donc économiquement contraints au noir et blanc. Par ailleurs, le choix de faire des reportages sur ces luttes commande souvent la décision d’une caméra mobile, portée à l’épaule, suivant un usage du cinéma direct.
 
Suite à cette vague de films militants autour de mai 68, peut-on dire que le cinéma français s'est dépolitisé ? De quand date cette cassure ?
 
Ce qui s’est passé pour le cinéma s’est passé dans toute la société, et pas seulement en France. La guerre du Vietnam a suscité à travers le monde une vague immense de réactions qui vont alors de l’indignation à la solidarité révolutionnaire. Des décolonisations jusqu’au milieu des années 1970, il y a un mouvement de politisation ascendant, au sein duquel des variétés diverses d’obédiences révolutionnaires marxistes se trouvent en position d’hégémonie idéologique. Cette hégémonie décline au fur et à mesure que les régimes édifiés sur ses victoires déçoivent. Un point de basculement majeur est atteint avec la chute de l’URSS, fin 1991, qui met fin au partage bipolaire du monde issu de la Seconde Guerre mondiale. Une dépolitisation s’installe très largement. Elle prend notamment la forme d’une perte de culture et de repères politiques, internationalement et à une échelle de masse.
En France, et notamment dans le champ du cinéma et de la télévision, l’arrivée au pouvoir d’une union de la gauche entre 1981 et 1983 a une incidence rapide sur ce qui, du cinéma militant issu de 68, s’était maintenu malgré plusieurs vagues de reflux. La gauche au pouvoir réclame un nouveau personnel culturel et mobilise beaucoup de ceux dont l’expérience venait de se forger pendant une douzaine d’année contre les institutions. Beaucoup de cinéastes militants issus de 1968 auront dans les années 1980-1990 une production importante pour la télévision publique.
 
Les questionnements politiques et sociaux qui affleurent des extraits semblent avoir disparu du cinéma contemporain. Qu’est-ce qui aujourd’hui a pris la place du cinéma pour rendre compte du social (cf crise des Gilets jaunes) ?
 
Je ne pense pas qu’on puisse dire que les questionnements politiques et sociaux aient disparu du cinéma contemporain. Il me semble au contraire qu’il sort sur les écrans, presque chaque semaine, un documentaire militant ou une fiction engagée, ce qui n’était pas le cas dans les années 1990 où chaque film de cet ordre constituait une exception ou un événement. D’ailleurs, les militants de gauche, de l’extrême-gauche aux Jeunesses Socialistes, s’en emparaient aussitôt : Malcolm X de Spike Lee, Reprise de Hervé Le Roux, Land and Freedom de Ken Loach… Il y a déjà plusieurs films sur le mouvement des gilets jaunes, et je ne doute pas qu’il y en aura encore beaucoup d’autres avant qu’on ait épuisé la difficulté d’appréhender dans sa globalité ce mouvement. Les obstacles économiques qui empêchaient beaucoup de films militants de se faire dans les années 1970 sont quasiment levés. Avec un smartphone et un ordinateur, le travail de contre-information a connu une telle extension qu’il fait partie des sources mobilisées par l’information dominante, que ce soit à la télévision ou sur les sites de presse. La dispersion idéologique de la contestation, qui n’est plus sous l'hégémonie ni du marxisme, ni d’aucun autre système de pensée, a aussi fait imploser les hiérarchies de priorités qui structuraient les formes de militantisme des années 1970, pourtant riches en innovations et inventions politiques. Cette situation historique du militantisme et du cinéma militant est encore difficile à appréhender dans sa globalité.
 
David Faroult est maître de conférence en cinéma à l'École Nationale Supérieur Louis Lumière. Il a notamment codirigé l'ouvrage Jean-Luc Godard : Documents (éditions Centre Pompidou) et est l'auteur de Godard, Inventions d'un cinéma politique (éditions Les Prairies Ordinaires).