L'esprit de 45©Why not Productions

L'Esprit de 45 : entretien avec l'historienne Clarisse Berthezène

Entretien
de Ken Loach
94 minutes 2013

La sortie française de L'Esprit de 45, ode aux profondes réformes sociales menées dans l'immédiate après-guerre en Grande-Bretagne, a lieu quelques semaines seulement après les funérailles de la femme politique qui a le plus férocement combattu ces réformes (Margaret Thatcher, Premier ministre de 1979 à 1990). La coincidence est évidemment totalement fortuite, l'ex-première dame ayant cessé depuis quelques années d'obséder le cinéma anglais. En revanche, il est difficile de ne pas relier le retour de Ken Loach au cinéma documentaire à la profonde crise économique, sociale et politique qui secoue toute l'Europe ou presque, et semble le prélude à de nouveaux glissements vers un libéralisme dérégulé…
Outil de résistance intellectuelle et de mobilisation, L'Esprit de 45 montre qu'au moment-même où le pays se relevait à peine des cendres de la guerre, un autre projet de société fut possible, basée sur les valeurs de la solidarité, du collectif, de fraternité, des valeurs qu'on n'avait alors pas peur d'appeler "socialistes". Nourri de très nombreux documents d'archive entrelacés de témoignages, drôles ou émouvants, de contemporains, le documentaire de Ken Loach retrace l'histoire de ce moment particulier, et la manière dont s'est cristallisé cet aspiration progressiste, dont le cinéaste aimerait ranimer la flamme pour inspirer les luttes futures.
Nous nous sommes donc tournés vers une historienne, Clarisse Berthezène*, pour compléter et enrichir la lecture de ce film.

Pourriez-vous nous décrire le contexte politique de la Grande-Bretagne en 1945, période qu'a choisi d'aborder Ken Loach dans son documentaire L'Esprit de 45 ?

Clarisse Berthezène : Pour cela le mieux est de remonter au début du XXème siècle. Au pouvoir de 1906 à 1914, le parti libéral met en œuvre des réformes sociales, qui, à cette époque, sont pionnières en Europe. Parmi celles-ci, il y a un système de retraite pour les plus de 70 ans, entièrement financé par les impôts, une charte des enfants (Children Act), et, à partir de 1911, le premier système d'assurance nationale, co-financé par l'Etat, les employeurs et les employés. Cet élan réformateur s'est donc mis en place avant la Première Guerre mondiale avec ce que l'on a appelé le budget du peuple (People's Budget) présenté au parlement par le ministre des finances libéral David Lloyd George, et voté en 1910. C'est le premier budget de l'histoire britannique qui exprimait clairement son intention de redistribuer les richesses. Lloyd George parlait à l'époque d'une "guerre contre la pauvreté". La sécurité sociale et les retraites deviennent des droits universels, ce qui n'a plus rien à voir avec la charité du XIXe siècle. La charité, telle qu'elle était conçue était humiliante. Ces nouvelles réformes mettent l'accent sur le droit à ces avantages. On change déjà, dans ces années-là, de vocabulaire et de manière de réfléchir.

Pourtant, comme le montrent les images d'archives dans le documentaire de Ken Loach, l'entre-deux guerres est marqué par une profonde misère ?

C. B. : La Première Guerre mondiale accouche d'une période très conservatrice en Grande-Bretagne. Le parti conservateur domine la vie politique de l'entre-deux-guerres (il est au pouvoir seul ou dans des coalitions jusqu'en 1945, sauf en 1924 et en 1929-31). Le parti libéral s'est effondré et le parti travailliste, créé en 1906 (alors que les partis libéral et conservateur existent depuis 1830-50) émerge tout juste. Les travaillistes sont brièvement au pouvoir en 1924 et ils n'ont pas la possibilité et n'osent pas engager de grandes réformes. Or, même avant la crise de 1929, la Grande-Bretagne traverse une période de récession, avec un chômage très fort. En 1926, une grève générale lancée par les syndicats de mineurs oppose le monde ouvrier au patronat et au gouvernement conservateur de Stanley Baldwin. On compare souvent cette grève à celles de 1984 sous le gouvernement de Margaret Thatcher. Ce sont deux moments historiques au cours desquels les conservateurs au pouvoir "cassent" les grévistes (le parti conservateur fait passer une loi contre les syndicats en 1927). Le souffle des réformes sociales d'avant-guerre est donc perdu. C'est surtout une période de chômage avec cette particularité qu'en Grande-Bretagne, la crise économique touche surtout les régions du nord de l'Angleterre, le sud de l'Ecosse et le Pays de Galles, là où les industries du charbon, du textile et de la sidérurgie sont en déclin. Certaines villes souffrent d'un taux de chômage de 70% pendant que d'autres connaissent un véritable essor économique et une situation de plein-emploi : les industries du nylon et de l'automobile émergent à cette époque dans les Midlands.

Quelles sont ces villes du centre de l'Angleterre ?

C. B. : Birmingham, Nottingham, St Albans ou Coventry... Dans le film, on voit des images de la Jarrow Crusade de 1936, une grande marche contre la pauvreté et chômage. Elle part de Jarrow, ville sinistrée du Nord-Est, et aboutit à Londres. Les mineurs traversent notamment St Albans, une ville alors très prospère dont les habitants sont stupéfaits de découvrir ces chômeurs qui manifestent. Cela explique pourquoi le parti conservateur peut ignorer la question du chômage à ce moment-là : même s'il existe de nombreux chômeurs de longue durée (vingt ans) pour de nombreux britanniques, c'est une période de prospérité car les salaires réels augmentent. Il y a néanmoins pendant toute la période un minimum d'un million de chômeurs (the intractable million) avec un pic de 22 % de chômeurs en 1932. Le pays ne s'embrase pas, alors que partout sur le continent, des partis extrêmes gagnent du terrain, à gauche comme à droite.

Est-ce la Seconde Guerre mondiale qui fait naître cet esprit collectif dont parle Ken Loach parmi les Britanniques ?

C.B. : La spécificité de la Seconde Guerre mondiale est effectivement d'être une "guerre pour le peuple" (People's War). On ne se bat plus pour le roi (for King and Country), comme lors de la Première Guerre mondiale, on se bat pour une société plus égalitaire. Tout le monde doit faire des sacrifices. On a beaucoup parlé d'une culture de gauche (a labour culture) qui se serait développée pendant la Seconde Guerre mondiale, la guerre ayant favorisé les idées de solidarité, d'égalité, de sacrifice. Mais cela vient aussi du fait que les travaillistes s'occupaient de toute la vie intérieure du pays, et que la population a vu les fruits de cette politique. Le gouvernement d'union nationale était certes dirigé par un conservateur, le premier ministre Winston Churchill, mais il avait laissé de nombreux ministères aux travaillistes, notamment tous ceux qui régissaient la vie intérieure du pays. L'économiste libéral John Maynard Keynes conseillait, dès les années 20-30, de combattre le chômage par le service public et une politique de grands travaux de l'état. Il pensait qu'il faudrait une guerre pour que ses théories soient appliquées : c'est exactement ce qui s'est passé. En période de guerre l'État contrôle tout (contrats, salaires...) puisqu'il est en charge de l'économie. Les bases de l'État-providence existent déjà. Ainsi, quand des élections générales sont organisées en 1945, c'est le travailliste Clement Attlee qui est élu, avec une large majorité, alors que Churchill pensait gagner haut la main. Pour la première fois depuis sa création en 1906, le Parti travailliste obtient les pleins pouvoirs. Attlee va mettre en œuvre toutes les grandes réformes sociales, comme le raconte le film.

Les conservateurs ont-ils tenté par la suite de remettre en cause la politique de l'État-providence des travaillistes ?

C. B. : Les conservateurs trouvent en effet que Clement Attlee va trop loin. Churchill ne comprend pas pourquoi, par exemple, on donne autant de droits aux riches, qui peuvent payer eux-mêmes. Il trouve la dimension universelle du système coûteuse et incohérente.

Peut-on établir un lien entre la naissance du NHS (National Health Service) et la création de la Sécurité sociale en France en 1945 par le ministre communiste du Travail et de la Sécurité sociale, Ambroise Croizat ?

C. B. : Je ne pense pas. L'État-providence de Clément Attlee s'inspire du début du siècle et des libéraux. C'est l'influence libérale britannique (Beveridge, Keynes, Lloyd George) qui est à l'origine du service de santé national. Leur modèle est plutôt l'Allemagne de Bismarck. De plus, la France est vu comme le pays qui s'est écroulé dès le début de la guerre. Il me semble qu'on peut expliquer la montée du fascisme en Europe par l'inimitié entre la France et la Grande-Bretagne. Ces deux pays se considèrent comme ennemis au moment où ils devraient, au contraire, se serrer les coudes. L'ennemi juré de la Grande-Bretagne, que ce soit en 1914 ou pendant l'entre-deux guerres, est la France, pas l'Allemagne.

Après avoir retracé l'ensemble des réformes sociales de l'après-guerre, le documentaire de Ken Loach passe directement à l'élection de Margaret Thatcher en 1979, qui va détricoter l'ensemble des acquis sociaux. Que s'est-il passé entre la fin des années cinquante et la fin des années soixante-dix ?

C. B. : Les historiens ont parlé d'un "consensus de l'après-guerre" pour qualifier la période du rapport Beveridge (1942-44) et de l'État-providence de Clement Attlee (1945-51). Après le mandat d'Attlee, les conservateurs reviennent au pouvoir (Churchill est réélu en 1951). Les conservateurs savent qu'ils ne peuvent pas s'attaquer au modèle de l'État-providence, très populaire au sein de la population. Mais dès 1959, le parti conservateur d'Harold Macmillan offre la possibilité à ceux qui le souhaitent de sortir (opt out) du système proposé par l'Etat Providence, pour prendre une assurance privée ou inscrire leurs enfants dans une école privée. Un système parallèle privé se met en place, et il a toujours existé depuis.

Quelles sont les circonstances de la victoire de Thatcher en 1979 ?

C. B. : Margaret Thatcher n'émerge pas de nulle part. Elle est issue d'un mouvement de mécontentement qui apparaît très tôt au sein du parti conservateur. Mais elle ne gagne pas les élections avec une très grande majorité. Elle est surtout élue parce que le Parti travailliste, qui représente historiquement les syndicats, ne les contrôle plus : les grèves ont pris une telle ampleur que le pays est entièrement bloqué, c'est la période que l'on a appelé "l'Hiver du mécontentement" (The Winter of discontent). C'est donc, dans un premier temps, plutôt un vote de protestation qu'une véritable adhésion aux thèses de Margaret Thatcher. Quel est l'électorat de Margaret Thatcher ? Thatcher est le fruit d'un élan de contestation parmi les classes moyennes. On a parlé de "révolte des classes moyennes". En caricaturant un peu, on peut dire que celles-ci ne se sentaient représentées ni par le Parti travailliste, porte-voix de la classe ouvrière, ni par le Parti conservateur, figure de l'aristocratie et du capital. Plusieurs commentateurs anglais ont fait un parallèle avec le poujadisme en France. Thatcher jouait de cette attirance qu'elle exerçait sur les petits commerçants, on la présentait souvent selon la formule désormais célèbre de Giscard D'Estaing comme "la fille d'épicier". Elle a repris cette image à son compte, elle disait : "La middle class c'est moi". Quand Thatcher est élue à la tête du parti conservateur en 1975, elle a beaucoup d'opposants au sein même du parti. En ce sens, son élection correspond à certaine révolution au sein du Parti conservateur.

Dans le documentaire, une infirmière dit : ''Thatcher est arrivée et soudain le maître-mot était l'individualisme''.

C. B. : Pour Margaret Thatcher, il faut remettre les libertés de l'individu (dont la liberté d'entreprendre) au coeur de la politique. La dignité de l'individu réside dans son indépendance, or l'État-providence a créé selon une "culture de la dépendance". Thatcher propose de revenir à un libéralisme orthodoxe, elle reprend les valeurs dites victoriennes : le dur labeur, l'honnêteté et l'épargne.

On a pu voir combien ses funérailles ont divisé la Grande-Bretagne.

C. B. : C'est effectivement frappant : d'un côté elle a eu des funérailles nationales en présence de la reine, ce qui est exceptionnel et excessif ; de l'autre côté, de nombreuses manifestations spontanées ont éclaté pour fêter la mort de la "méchante sorcière". Il est difficile de trouver des analyses équilibrées de son bilan. Le film de Ken Loach n'échappe pas à la règle, il est évidemment partisan, ce qui n'est pas surprenant quand on connaît son engagement politique.

Parmi ceux que Margaret Thatcher a traumatisés, on se souvient des mineurs si durement réprimées en 1984.

C. B. : Il est important de montrer ces images, car elles ont été censurées à l'époque. Elles sont d'une violence absolue : c'est l'armée qui est envoyée contre les mineurs. Le paradoxe est que Thatcher met en place un état autoritaire au moment même où elle parle de libertés. Thatcher disait : "Vous me parlez des chômeurs dans ce pays, vous me parlez des 10-15%, mais jamais vous ne me parlez des 85-90%, des gens qui sont employés et qui gagnent bien leur vie. Regardez ailleurs, et vous verrez que le pays n'a jamais aussi bien fonctionné." Il était sans doute nécessaire de fermer les mines, qui étaient déficitaires, mais le gouvernement Thatcher l'a fait sans aucune pédagogie et avec une grande brutalité, sans se soucier de ce qu'il adviendrait de ces mineurs et de leur famille et sans offir de possible reconversion. Même si beaucoup de conservateurs ont été soulagés qu'elle fasse le "sale boulot", ce n'est pas du tout dans la tradition conservatrice : on s'inquiète aussi du côté humain, on ne laisse pas des gens sur le carreau. Thatcher a infligé à ces gens-là des mesures ouvertement méprisantes.

Dans le documentaire, Margaret Thatcher rend un drôle d'hommage à Tony Blair, premier ministre travailliste de 1997 à 2007. "Ma plus grande réussite c'est Tony Blair."

C. B. : Ces propos sont cyniques mais exacts. Tony Blair est vraiment l'héritier de Margaret Thatcher, il a poursuivi sa politique. Thatcher n'aurait peut-être même pas osé aller aussi loin...

* Clarisse Berthezène est maître de conférence en histoire et civilisation britannique à l'université Paris Diderot-Paris 7. Elle a publié Les conservateurs britanniques dans la bataille des idées. Ashridge College, premier think tank conservateur, 1929- 1954 (Presses de Sciences Po, 2011) et Le monde britannique, 1815-1931 (Belin, 2010) avec Geraldine Vaughan, Julien Vincent et Pierre Purseigle.