"L'histoire romanesque de ce publicitaire est belle mais les ressorts de la victoire du non lors du référendum de 1988 furent évidemment plus complexes"

Entretien
de Pablo Larrain
117 minutes 2013

Zérodeconduite.net : Comment considérez-vous le film d'un point de vue politique et historique ?

Renée Fregosi : Tout ce qui est dit dans le film est juste, mais un peu parcellaire… No est une œuvre de fiction, il faut la prendre comme telle. L'histoire romanesque de ce publicitaire est belle mais les ressorts de la victoire du non lors du référendum de 1988 furent évidemment plus complexes. Le personnage de Juan Gabriel Valdés est central. C'est lui, le responsable politique de la "Concertation des partis pour la démocratie" (coalition de 17 partis politiques chiliens du centre et de la gauche, représentée par le logo arc-en-ciel), qui va chercher le publicitaire et le pousser à faire ce type de campagne moderne. Il souhaite une campagne qui se tourne vers l'avenir plutôt que le passé, une campagne qui ne ressasse pas les horreurs commises par la dictature et évoque la joie à venir.

Zérodeconduite.net : Ce n'est pas la campagne publicitaire qui a fait gagner le "non" ? 

R. F. : Une campagne publicitaire efficace s'articule autour d'une bonne stratégie politique. C'est la stratégie politique qui fait la campagne publicitaire, pas l'inverse. Pourquoi la Concertation a-t-elle accepté cette campagne publicitaire qui choque certains de ses membres ? En son sein il y a alors des jeunes modernistes qui ont imposé la stratégie consistant à prendre part au référendum et de tout faire pour que le non l'emporte, afin de prendre la dictature à son propre piège. Mais cette campagne pour le "non" succède à une grande campagne d'inscription sur les listes électorales en 1987. Ce qu'on appelait à l'époque la croisade pour l'inscription sur les listes électorales. On sent bien, à travers ce terme, la présence de la démocratie chrétienne (Parti démocratie-chrétien) dans la Concertation. Jusqu'aux grandes manifestations de 1983-1984, on imagine que la chute de la dictature ne peut être que brutale. Mais la forte mobilisation populaire de ces années-là ne suffit pas à renverser pas la dictature. C'est pourquoi l'opposition modifie sa tactique. Au niveau régional, des transitions pacifiques à la démocratie ont déjà eu lieu. Les intellectuels et les responsables politiques pensent qu'eux aussi pourraient concevoir une transition pacifique de la dictature à la démocratie en pervertissant le jeu même de la dictature.

Zérodeconduite.net : Comment est née cette idée de plébiscite ?

R. F. : Ce référendum n'était pas prévu. En 1988, les dispositions transitoires de l'installation de la constitution de 1980 se terminaient et Pinochet, qui assumait la transition depuis huit ans, était censé quitter le pouvoir. La constitution, écrite par Jaime Guzman, un grand juriste de droite chilien, instaurait une "démocratie protégée". Son installation prévoyait des élections : à partir de 1987, on met en place des listes électorales et des nouveaux partis pour participer à ces élections. Les socialistes, qui n'ont pas le droit d'apparaître comme tels, forment le parti pour la démocratie. Mais Pinochet désire finalement se représenter, ce qui provoque des remous au sein même du groupe dirigeant. Pinochet décide alors de se faire légitimer par le peuple en demandant par référendum s'il a le droit d'être candidat. Le référendum de 1988 s'inscrit donc à la fois à l'intérieur et hors du cadre de cette nouvelle constitution. 

Zérodeconduite.net : Comment réagit l'opposition ?

R. F. : A partir de 1987, l'inscription sur les listes électorales est volontaire. Les membres de l'opposition se lancent dans une vaste campagne pour pousser les Chiliens à s'inscrire sur les listes. Le paradoxe est que l'opposition fait ouvertement campagne pour le non, alors que le régime continue ses exactions (répression, torture…). Cette ambiance un peu incertaine est bien rendue dans le film

Zérodeconduite.net : La répression est-elle aussi violente qu'aux débuts de la dictature ? 

R. F. : Après la condamnation en décembre 1977 par l'assemblée générale des Nations Unies du régime militaire pour ses abus en matière de droit de l'homme, le régime a été obligé de s'adoucir un peu. A cette époque, Pinochet avait déjà décidé d'organiser un plébiscite pour légitimer le gouvernement militaire. La question soumise au plébiscite ne fut publiée que 24 heures à l'avance, le bulletin présentait un drapeau chilien en face de la case oui. Le gouvernement affirma que le oui avait gagné avec 75 % des voix, mais ces résultats furent unanimement dénoncés comme une mascarade par la presse étrangère.

Zérodeconduite.net : Donc, en 1987, c'est la "grande croisade" pour l'inscription sur les listes électorales, mais dans un contexte qui est encore celui de la dictature ?

R. F. : Oui, le pouvoir peut toujours vous faire tout ce qu'il veut, même s'il n'en use plus autant qu'avant. Les membres de l'opposition s'efforcent de rassurer les citoyens, de les persuader que ce nouveau référendum ne sera pas une parodie de démocratie. La Concertation met alors sur pied un contrôle électoral parallèle exhaustif. J'en ai fait partie, je sais de quoi je parle ! Bureau de vote par bureau de vote, des militants vont récolter les résultats à l'issue du scrutin et les centraliser au quartier général de la Concertation. L'opposition n'était pas naïve, elle savait qu'il y aura des fraudes (et il y en eut). Mais elle fit un pari : si la mobilisation politique était assez massive, elle pourrait surmonter la fraude et le non pourrait l'emporter. La mise en place de ce contrôle électoral parallèle a redonné confiance aux Chiliens.

Zérodeconduite.net : Le pouvoir a laissé faire ?

R.F. : Même si elle n'était pas autorisée par le pouvoir, la structure était connue du pouvoir qui a laissé faire. Mais par prudence, la Concertation avait également mis en place une structure de secours, totalement clandestine celle-là, pour centraliser ces résultats au cas où ses locaux "officiels" seraient investis par la police. On avait prévu que le pouvoir saboterait notre contrôle et c'est pourquoi on avait un système parallèle clandestin pour acheminer les données malgré tout. On voulait vraiment obtenir les vrais résultats, car on avait convaincu les Chiliens que leurs votes seraient vraiment comptabilisés ! A un moment donné il y a une coupure de courant. Donc les partisans du non savaient que leurs votes seraient comptabilisés mais les opposants à Pinochet au sein du pouvoir, eux aussi le savaient. 

Zérodeconduite.net : Expliquez-nous la fin du film, ce flottement au QG de la Concertation… alors que l'on sait que le non a gagné.

R.F : Oui, le spectateur peut se demander pourquoi ils n'explosent pas de joie. L'opposition sait que le non a gagné puisqu'on a les résultats bureau de vote par bureau de vote, mais tout le monde a encore très peur. Le général Fernando Matthei, qui fait partie de la junte militaire, est contre Pinochet et contre sa candidature. Il sait, lui, que le non a gagné. Il sait que la Concertation le sait et peut le prouver. Que fait-il lorsque Pinochet convoque les commandants en chef chez lui pour décider de la manière dont le régime va annoncer le oui ? Le général profite de la présence de la presse et déclare devant les caméras : ''Il semble que le non a gagné''. Ces quelques mots anéantissent la stratégie de Pinochet. Lorsque la Concertation, médusée, voit ça à la télévision, ils savent qu'ils ont gagné. Ils vont pouvoir négocier avec des interlocuteurs à l'intérieur même du pouvoir, qui les soutiendront et empêcheront la répression. C'est là que toute le monde explose de joie, après l'intervention de Matthei. C'est bien rendu dans le film, mais sans savoir tout cela vous pouvez penser que c'est anecdotique. Matthei n'aurait jamais dit ça s'il n'y avait pas eu le contrôle parallèle du non qui pouvait prouver le non. Il ne se serait pas engagé contre Pinochet, comme ça, avec un petit groupe minoritaire, s'il n'avait pas la preuve que le non avait gagné. Et quand Pinochet a entendu Matthei, il a fait une syncope parce qu'il savait qu'il ne pouvait pas lutter. Si des militaires s'appuyaient sur la concertation il était foutu. 

Zérodeconduite.net : Que s'est-il passé ensuite ?  

R.F : La Concertation n'a pas négocié avec Pinochet. Pinochet ne voulait pas de la transition vers la démocratie, il ne voulait pas changer de régime, il voulait sa "démocratie protégée". L'alliance de l'opposition a négocié avec les groupes de Matthei, chez les militaires et parmi les civils. Ces groupes ont négocié avec les partis d'opposition pour mettre en place des modifications à la constitution qui permettraient une vraie élection libre. Les élections de 1989 seront gagnées par la Concertation et son candidat Patricio Alwin, démocrate-chrétien. Ces élections ont lieu sous la constitution de 1980 mais elle est déjà modifiée par la négociation entre les opposants à Pinochet à l'intérieur du régime et les partis d'opposition.
La victoire du "non" au referendum a été le déclencheur de tout ces bouleversements. Mais elle a fait partie de toute une stratégie, qui a commencé bien avant la campagne du referendum, et s'est poursuivi bien après, de transition pacifique vers la démocratie à l'intérieur même du régime. L'histoire du publicitaire René Saavedra n'est qu'une partie de ce processus, mais c'est une belle histoire !

Directrice de recherche en science politique à l'Institut des Hautes Etudes de l'Amérique Latine (Université Paris III - Sorbonne Nouvelle), Renée Fregosi a beaucoup travaillé sur les dictatures sud-américaines et la transition vers des régimes démocratiques. Son ouvrage Parcours transnationaux de la démocratie. Transition, consolidation, déstabilisation (Éditions Peter Lang, 2011) raconte l'histoire de la démocratie, ses concepts et pratiques à travers le monde ces trente dernières années (le deuxième chapitre est consacré aux enjeux des contrôles électoraux).