"L'homme qui rit est un film sur le bonheur du théâtre."

Entretien
de Jean-Pierre Améris
3 minutes 2012

" Jean-Pierre Améris a élagué le roman, il l'a recentré sur le couple formé par Gwynplaine et Dea. Globalement le film retombe ainsi sur un schéma assez classique : deux adolescents qui s'aiment d'un amour absolu, et qui se trouvent en butte à l'hostilité du monde. On est très proche de la version de Romeo et Juliette filmée par Baz Luhrmann (1996) : alors que dans le livre Dea est d'une constitution tellement faible qu'elle meurt sous le choc des retrouvailles avec Gwynplaine, Jean-Pierre Améris la fait se suicider au poison, comme la Juliette de Shakespeare. Mais l'influence qui m'a paru la plus évidente, c'est celle du Tim Burton d'Edward aux mains d'argent.

Jean-Pierre Améris a tiré l'histoire du côté du conte : il évacue toute la dimension historique du roman de Hugo. Toutes les références précises à l'Angleterre du tournant du XVIIIème ont disparu, Gwynplaine est en jean. Le roman de Hugo faisait partie d'un projet de trilogie, il était censé illustrer "L'aristocratie" ("Le vrai titre de ce livre serait l'Aristocratie"). C'est un roman sur le pouvoir et son arbitraire. Améris a quand même maintenu la scène où Gwynplaine va à la Chambre des Pairs (qui devient "le Parlement"). La scène est assez réussie parce que la mise en scène transforme le lieu en théâtre : Gwynplaine est sur la scène, les lords sont à l'orchestre, la reine est dans une loge. Mais même si le scénario a retenu quelques phrases du texte originel, le propos est réduit à sa plus simple expression : c'est un peu "les riches contre les pauvres".

Le second aspect occulté par le film est l'aspect ontologique du livre : tout ce qui évoque la mer, les éléments, le cosmos. Dans le roman il y a beaucoup de rencontre de Gwynplaine avec la mort, le néant, le rien, qui font écho à la question centrale du mal absolu. Cette question du mal absolu s'incarne dans le personnage de Barkilphedro, celui qui organise la reconnaissance de Gwynplaine en Clancharlie : c'est l'envieux par essence, le méchant archétypal. Améris a psychologisé Barkilphedro, il lui prête des motivations matérielles… Le personnage de la duchesse est aussi ramené du côté de la psychologie. Jean-Pierre Améris en fait un personnage de femme mûre, qui consomme des amants, qui convoite Gwynplaine pour sa beauté et sa jeunesse ; il dit dans le dossier de presse s'être inspiré de la Merteuil de Laclos. Chez Hugo le personnage est beaucoup plus trouble, plus pervers : dans le roman Josiane est jeune et vierge, et c'est précisément la monstruosité de Gwynplaine qui l'attire. Elle voudrait donner sa virginité à un monstre, se souiller dans les bras d'un homme du peuple. Elle désire se sentir dégradée.

Le film édulcore ainsi ce que le roman de Hugo a de plus radical. C'est particulièrement vrai avec le personnage de Gwynplaine : chez Améris il est très beau, malgré sa cicatrice ! Là encore on pense à Johnny Depp dans Edward aux mains d'argent. Le visage de Gwynplaine est inspiré de celui de Conrad Veidt dans la version de Paul Leni (1928), qui déjà n'avait qu'une cicatrice des deux côtés de la bouche. Si l'on reprend la description qu'en donne le roman de Hugo, Gwynplaine a la bouche fendue jusqu'aux oreilles, les gencives dénudées, le nez écrasé, les cheveux teints en ocre de manière permanente. Dans le film Gwynplaine ressemble plutôt à un clown triste… Mais là où le film est intéressant en revanche, c'est qu'il rend les aristocrates absolument monstrueux, ceux-là mêmes qui se moquent de l'apparence de Gwynplaine. Le film joue de la dialectique beauté physique / laideur morale.

Cette version de L'Homme qui rit a tout de même de belles qualités : c'est une véritable splendeur visuelle et sonore, notamment les scènes qui présentent le monde aristocratique, baroque et flamboyant. L'interprétation est convaincante : Gérard Depardieu notamment compose un Ursus très sobre, tout en rondeur (ce n'est pas le Ursus philosophe avec sa maigreur de prophète). L'émotion est au rendez-vous. Même s'il se démarque beaucoup du roman, le film a le mérite d'en proposer une interprétation cohérente. L'homme qui rit d'Améris est un film sur le bonheur du théâtre, un hommage à l'illusion (c'est pourquoi tout a été tourné en studio, le travail sur l'artifice est manifeste). Dans ce film Gwynplaine incarne l'univers du théâtre, c'est d'ailleurs lui qui y amène Ursus (qui au départ n'est qu'un colporteur). Il ne joue pas Chaos vaincu comme dans le roman (c'était sans doute trop philosophique), mais il met en scène l'histoire de Gwynplaine et Dea, dans une sorte de mise en abîme. Le film dit que le théâtre est une belle illusion, au sein de laquelle Gwynplaine est protégé. Il y a une solidarité très forte des gens de foire, de ces freaks avant la lettre (l'influence du film de Tod Browning est évidente). C'est un film très accessible, au propos simple : l'histoire de deux adolescents qui vivent un amour absolu, et s'opposent au monde. Il permet d'entrer dans le roman de Hugo, quitte à le simplifier. On pourra en découvrir toute la profondeur et les profondeurs à la lecture. Je n'hésite donc pas à le conseiller aux enseignants, dans un cadre pédagogique : il n'y a pas beaucoup d'adaptations de L'Homme qui rit, il serait dommage de passer à côté de celle-ci !

Auteur d'une thèse sur le roman hugolien (publiée chez Honoré Champion en 1999 sous le titre Victor Hugo et le roman philosophique), Myriam Roman est maître de conférences en littérature française à l'Université Paris-Sorbonne et membre du Groupe Hugo rattaché à l'Université Paris-Diderot. Elle a publié une édition de L'Homme qui rit au Livre de poche, en collaboration avec Delphine Gleizes (2002) et un commentaire du Dernier Jour d'un condamné dans la collection Foliothèque, chez Gallimard (2000)