Lincoln© Twentieth Century Fox

"Lincoln est le président le plus populaire chez les Américains, comme chez les historiens américains"

Entretien
de Steven Spielberg
149 minutes 2013

Zérodeconduite : En premier lieu pourriez-vous nous donner votre sentiment général sur le film, à propos notamment de sa véracité historique et de sa vraisemblance. Par rapport au Lincoln que vous avez étudié, retrouvez-vous ici un personnage classique ou plus iconoclaste ? On pense par exemple au prologue mettant en scène les deux soldats noirs, qui fait presque explicitement allusion à l'élection d'un président afro-américain. Quel sens a selon vous le film dans le contexte des États-Unis de 2012 ? 

Olivier Frayssé : Le film présente une image de Lincoln qui correspond à l'état de la recherche ; il s'appuie sur des sources primaires bien connues, notamment les journaux intimes de contemporains, des photographies, des débats parlementaires, etc. L'historiographie lincolnienne a traversé plusieurs étapes, en commençant par l'hagiographie (la biographie coécrite par deux des protagonistes du film, les secrétaires de Lincoln, Nicolay et Hay), puis les révisionnismes (dans les années 1920 et 1970). Depuis une trentaine d'années, l'image de Lincoln fait l'objet d'un large accord parmi les historiens, et c'est ce large accord qui est reflété dans le livre de Doris Kearne Goodwin (Abraham Lincoln : L'homme qui rêva l'Amérique) qui a servi de base à Spielberg et son scénariste. La filmographie est exclusivement hagiographique, y compris implicitement dans Birth of a Nation.
Le réalisateur a fait le choix d'une très courte période pour ce film assez long, celle des deux mois pendant lesquels Lincoln, tout juste réélu, a combattu pour obtenir la ratification du 13ème amendement abolissant l'esclavage. Ce fut un combat difficile, mené contre l'opposition démocrate et la droite du parti républicain, sous la menace constante d'un dégoût de la guerre qui aurait pu entrainer une paix avec le Sud garantissant l'esclavage. Cette délimitation du sujet permet de traiter le sujet de manière très pédagogique. Il a aussi une signification politique claire, qui explique sans doute en partie le fait que Barack Obama a vu le film deux fois : Lincoln apparaît en effet comme un homme de principes, grand stratège et fin tacticien, aux prises avec une gauche républicaine radicale qui ne lui rend pas les choses faciles avec son impatience et sa revendication d'égalité raciale, une opposition démocrate féroce et bornée, et un ventre mou, représenté par les Blair et nombre d'autres républicains des états frontières (Border States, fidèles à l'union mais où l'esclavage existe), pas complètement défavorables à une paix avec le Sud qui préserverait l'esclavage. Toute ressemblance avec un autre président issu de l'Illinois, obligé de composer avec une opposition féroce et bornée et décevant sa gauche est une coïncidence.  

Lincoln occupe une place à part dans l'histoire et dans la mythologie américaine. Est-ce le Président qui a gagné la guerre de Sécession que l'on célèbre, ou celui qui a aboli l'esclavage ? Est-ce une figure reconnue par tous les Américains quelle que soit leur couleur politique ? 

O.F. : Lincoln est le président le plus populaire chez les Américains, comme chez les historiens américains, depuis que la question leur est posée, c'est-à-dire depuis les années 1950. C'est l'Émancipateur qui est célébré, et aussi le héros et le martyr, peut-être surtout le chef. De plus, le personnage est sympathique, sauf pour une partie, décroissante au fil du temps, des habitants du Sud, qui continuent à pleurer la défaite. Les Républicains sont obligés de l'encenser, quitte à utiliser de fausses citations, comme le "vous ne pouvez pas aider le pauvre en ruinant le riche" dont Reagan a fait le cœur de son discours à la convention républicaine de Houston en 1992. D'ailleurs, les fausses citations de Lincoln élaborées en 1942 continuent à faire fureur à l'échelle mondiale. Celle que je viens de mentionner était la "citation du jour" en France le 25 janvier 2013. Et les démocrates n'ont pas longtemps hésité à annexer Lincoln l'homme d'état, Woodrow Wilson en particulier dès 1902.  

Le spectateur français retrouve dans le film les termes familiers de "parti républicain" et "parti démocrate". Mais ce sont des "faux-amis", pourrait-on dire : les républicains sont abolitionnistes et plus "à gauche" que le Parti démocrate. Pouvez-vous nous expliquer comment se structure le Congrès de l'époque et comment il est affecté par la Sécession des états du Sud et la guerre ? 

O.F. : L'histoire des partis politiques américains commence par l'opposition, dans la dernière décennie du 18ème siècle (et première de l'histoire des États-Unis) entre Fédéralistes, emmenés par Alexander Hamilton et Républicains Démocrates, sous la bannière de Thomas Jefferson. Les Fédéralistes représentent les intérêts du Nord-Est non-esclavagiste, industriel, des banques, ils sont favorables à un état fédéral fort, au protectionnisme, à la Grande Bretagne dans son conflit avec la France, méfiants vis-à-vis de l'immigration, etc. Les Républicains-Démocrates, menés par Jefferson, représentent plutôt les intérêts agricoles du Sud esclavagistes et de l'Ouest en mouvement, ils sont plus favorables à l'immigration. Les Républicains-Démocrates deviennent rapidement les Démocrates tout court et dominent la vie politique américaine jusqu'en 1860, avec une implantation nationale. Entre 1800, victoire de Jefferson et 1860, victoire de Lincoln, l'opposition au Parti Démocrate, pro-esclavagiste, prend des formes diverses et finit par aboutir à la fusion de courants hétéroclites en 1854 pour former le parti Républicain. C'est ce parti, qui comprend aussi bien des abolitionnistes comme Thaddeus Stevens que des esclavagistes comme Blair qui porte Lincoln à la présidence. Pendant la crise qui précède la Sécession, le parti démocrate lui-même explose entre unionistes plus ou moins pro-esclavagistes au Nord et sécessionnistes au Sud. Avec la sécession, le Congrès est amputé des représentants des états rebelles, ce qui donne une large majorité aux républicains au Sénat (plus des deux tiers, ce qui permet de voter des amendements à la constitution), moins large à la Chambre. Les élections de 1864 reconduisent Lincoln et lui assurent d'avoir une majorité des deux tiers à la Chambre des Représentants … dès la prise de fonction des nouveaux élus. Mais le temps presse, l'opinion est lasse de la guerre, les démocrates, qui ont fait campagne pour la paix, et les républicains de droite veulent traiter avec les rebelles… Voilà pourquoi Lincoln veut à tout prix que l'amendement soit ratifié par l'ancienne chambre des représentants, immédiatement, afin de fermer la porte à une paix avec les rebelles qui reviendrait sur la proclamation d'émancipation du 1er janvier 1863

Le film donne une image peu reluisante de la politique au Congrès : corruption, prébendes, clientélisme, médiocrité intellectuelle… Cette image fait écho avec les critiques actuelles du blocage législatif. Le peuple américain a-t-il toujours eu une aussi mauvaise image de sa représentation parlementaire ? 

O.F. : "Nous avons le meilleur congrès que l'argent puisse acheter", disait l'acteur américain Will Rogers dans les années 1930, reflétant une vision très répandue depuis les origines du système politique américain, et perceptible dans les enquêtes d'opinion depuis qu'elles existent. "L'assemblée de demi-dieux", qui élabora la constitution de 1787, selon l'expression utilisée par Jefferson, comptait déjà nombre de "politiciens" au sens moderne et péjoratif du terme, qui avaient fait leurs preuves dans les assemblées coloniales. La naissance du "système des dépouilles" (spoil system) qui donnait aux nouveaux arrivés au pouvoir la possibilité de remplacer tous les "fonctionnaires" par des fidèles aggrava le phénomène à l'échelle fédérale, dans les années 1830. Lincoln lui-même disait en 1837 des politiciens qu'ils "ont des intérêts différents de ceux du peuple, et, pour la plupart et dans l'ensemble, sont assez différents des honnêtes gens." Il ajoutait d'ailleurs : "Je dis cela d'autant plus librement que je suis moi-même un politicien". Lincoln était à la fois pragmatique et idéaliste, il avait lui-même cherché - vainement - un emploi public lucratif pour prix de sa fidélité aux Whigs en 1848. Une fois président, il se plaignait sans cesse des solliciteurs, mais veillait personnellement à ce que toutes les prébendes soient distribuées intelligemment pour faire avancer sa politique. La corruption, sous toutes ses formes, est toujours un des piliers du système.

Olivier Frayssé enseigne l'anglais à l'université Paris IV-La Sorbonne, où il dirige le séminaire "Travail et Propriété aux États-Unis". Sa thèse sur "Abraham Lincoln, la Terre et le Travail, 1809-1860" est parue en 1988 aux Publications de la Sorbonne.