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"Marie Curie ne s’est jamais posé la question de choisir entre sa carrière ou avoir des enfants"

Entretien
de Marjane Satrapi
103 minutes 2020

Quand le film commence, Marie Sklodowska est déjà étudiante à la Sorbonne… Pouvez-vous nous rappeler comment elle en est arrivée là ? D’où vient sa farouche indépendance d’esprit ?

Maria Sklodowska vient d’une famille polonaise très aisée. À l’époque, dans les pays de l’Est, les jeunes filles ont le droit à un enseignement secondaire public de très haute qualité, ce qui n’est pas le cas en France. Son père est directeur d’un collège-lycée et professeur de mathématiques et de physique. Sa mère dirige une pension pour jeune fille. Ses parents, et surtout son père puisque sa mère meurt alors qu’elle a à peine 11 ans, ont une volonté affirmée d’instruire leurs enfants. Quatre d’entre eux ont d’ailleurs passé le diplôme du secondaire et trois ont obtenu une médaille d’or. En 1885 la sœur de Maria, Bronia, part faire ses études de médecine à Paris. Il faut savoir que depuis 1868, l’université y est ouverte aux femmes. Les Polonais et les Russes s’y installent souvent pour étudier. La France représente pour eux le pays des Lumières et les Polonais qui s’opposent à la domination russe y retrouvent un certain esprit de liberté. Maria Sklodowska s’y rend à son tour en 1891 et fait ainsi partie de ces jeunes filles venues à Paris dans l’idée de devenir plus indépendantes.

Le scénario utilise comme fil rouge sa peur des hôpitaux et de la médecine, qu’il relie à la maladie de sa mère. Cette figure maternelle a-t-elle eu une grande importance dans la vie de Marie ?

La mort de sa mère a eu une grande importance puisqu’elle l’a décidée à ne plus croire en Dieu et à quitter la religion. La peur des hôpitaux chez Marie Curie est en revanche une invention du scénario, qui permet de faire le lien entre différentes scènes et différentes époques de sa vie.

Où en est le monde scientifique français au moment où elle commence ses recherches ? Est-il plus ouvert (par rapport aux femmes, aux étrangers) que la société française de l’époque ?

Lorsque Maria Sklodowska arrive en France en 1891, les femmes sont acceptées dans la recherche depuis près de 30 ans. Dans les années 1880, il y avait à peu près une centaine d’étudiants dans chacune des facultés de lettres et sciences et une majorité de bourgeois mondains, qui venaient suivre des cours pour s’occuper. Il était possible de devenir professeur dans un collège de garçons avec simplement le bac en poche. Lorsque Maria Sklodowska arrive, la faculté des sciences commence tout juste à être professionnalisante. À partir de 1880, il faut donc avoir la licence pour enseigner. Il s’agit aussi d’une période de pleine expansion de l’industrie chimique de synthèse, ce qui engendre un besoin important de personnel qualifié. Dans ce contexte, le marché du travail est en demande et les femmes et les étrangers sont les bienvenus. Comme on le voit dans le film, Maria Sklodowska n’a pas eu de problèmes pour avoir une place à la Sorbonne et dans les laboratoires.

Peut-on dire que Marie Curie était « féministe » ?

Le terme est à définir chronologiquement bien sûr, pour éviter les anachronismes. On peut répondre que Marie Curie était féministe dans sa façon de vivre, mais qu’elle n’a jamais été militante. Il a fallu la forcer pour qu’elle prenne position sur des sujets féministes comme le droit de vote des femmes ou la libération des suffragettes emprisonnées en Angleterre. Marie Curie considérait qu’elle n’était pas compétente pour s’exprimer dans des domaines hors de la science.

La découverte du radium et de la radioactivité est vue presque comme magique et entraîne un vrai engouement populaire : des séances de spiritisme, la commercialisation d’allumettes ou de chocolat "radioactifs"… Comment cette découverte a-t-elle été perçue par le public ?

Pierre et Marie Curie ont découvert l’intensité de rayonnement de deux nouveaux éléments mais il faut se rendre compte qu’ils n’ont pas pu les montrer tout de suite, parce qu’ils n’avaient pas pu les purifier. Dans un premier temps, leurs travaux ne font donc pas beaucoup de bruit dans la société. Les milieux scientifiques et l’Académie des Sciences s’y intéressent, bien sûr, mais surtout à l’étranger. Il faut attendre qu’ils remportent le prix Nobel pour véritablement se faire connaître du public. C’est alors qu’apparaissent les objets un peu extravagants que l’on voit dans le film, comme les "allumettes radioactives". Le nom des Curie est bien associé à la radioactivité, on cherche d'ailleurs à exploiter leur notoriété. L’une des grandes marques de cosmétiques, Tho-Radia, va ainsi jusqu’à trouver un certain docteur Alfred Curie (qui n’est absolument pas de la même famille !) afin de l’aider à vendre ses produits.

Les dangers de leurs recherches semblent leur échapper dans un premier temps. Marie Curie continue à travailler dans son laboratoire alors qu’elle est enceinte. Comment ces dangers leur sont-ils apparus ? Comment cela a-t-il changé la perception de leur travail ?

Ils s’aperçoivent assez rapidement des dangers de leurs recherches, notamment par les nécroses sur leurs mains. En ce qui concerne les rayons X, les radiologues sont très vite malades. Comme on le voit dans le film Henri Danlos, un dermatologue de l’hôpital Saint-Louis, teste la radioactivité sur des lupus et des cancers. Ils savent donc très rapidement que la radioactivité a un effet biologique. Mais comment le définir ? Comment savoir si le radium, le polonium, l’uranium ont le même effet ? Faut-il les avaler, les toucher, les respirer ? Ils ignorent tout cela. Dans tous les cas il est fort probable que Marie Curie ait ramené du sel de radium chez elle. L’inquiétude n’apparaît socialement que dans les années 1920.

Le film donne une justement place importante aux inquiétudes des Curie quant aux utilisations (potentiellement néfastes) de leurs découvertes. Que pensez-vous du choix de la réalisatrice d’avoir mêlé au récit des scènes autour de la bombe d’Hiroshima et de la catastrophe de Tchernobyl ?

Associer Marie Curie et la bombe atomique est un raccourci : entre la découverte de la radioactivité et la fabrication de la bombe atomique, prennent place bien d’autres scientifiques, bien d'autres découvertes ! Il ne faut pas confondre le nucléaire et la recherche atomique. Pour moi, ce rapprochement fait plutôt écho au discours de Pierre Curie au Nobel, lorsqu’il se demande si l’humanité est en mesure d’utiliser leur découverte de façon positive. Les images d’Hiroshima, qui sont alternées à la reconstitution ce discours, ne sont pour moi pas la suite de la découverte de la radioactivité mais plutôt l’expression de la peur de Pierre Curie de savoir ce que l’on allait faire de leur découverte. À l’époque, le sentiment le plus répandu est que la science va sauver l’humanité, éradiquer la faim dans le monde, permettre de soigner toutes les maladies… Exprimer des doutes par rapport à cette vision positive est déjà très fort. Le film montre d'ailleurs les effets positifs comme négatifs de la découverte de l'atome : les images d'essais nucléaires sont contrebalancées par l’image de l’enfant qui se fait soigner d’un cancer dans les années 1950…

Marjane Satrapi fait une large place au scandale de sa liaison avec Paul Langevin. Comment le regard des Français sur Marie Curie a-t-il évolué au fil du temps ? Pourquoi a-t-elle la cible d’un tel acharnement, auquel Langevin semble avoir échappé ?

Au moment où cette relation commence, Marie Curie est veuve et Paul Langevin est séparé. Le beau-frère de la femme de Langevin est journaliste dans les milieux d’extrême droite. Pour replacer le contexte historique, nous sommes en 1910, soit quatre ans après la réhabilitation de Dreyfus. L’extrême droite catholique se divise et cherche à rassembler ses troupes autour d’un seul mouvement. Ils cherchent un bouc émissaire et choisissent Marie Curie : elle est polonaise, son second prénom Salomé a des consonances juives… Elle est présentée dans ces journaux comme une étrangère qui vient voler un mari et père de cinq enfants à une française d’origine. Cette polémique lancée par la presse d’extrême droite va aller très loin : Marie Curie est agressée chez elle, des duels sont organisés…

Vous avez publié un ouvrage sur les femmes du laboratoire de Marie Curie. On voit dans le film qu’elle est soutenue par les féministes en Suède, que les femmes sont les premières à l’applaudir lors de son discours du Nobel. Quel rôle a-t-elle joué pour les femmes dans le milieu de la science ?

Elle était loin d’être la seule dans le milieu de la science mais elle a eu un rôle de modèle pour les femmes qui étaient dans son laboratoire, notamment après la Première Guerre mondiale. Pendant la guerre, sur les 100 000 infirmières en activité, 70 000 étaient des femmes bénévoles qui n’avaient habituellement pas besoin de travailler pour vivre. En temps de paix, ces femmes seraient restées chez elles attendre leur mari. Or elles ont découvert qu’elles pouvaient être utiles socialement et certaines d’entre elles ont donc repris des études à la fin du conflit. Après la guerre, les françaises arrivent ainsi plus nombreuses dans le laboratoire de Marie Curie et cette dernière devient un modèle. Elle ne s’est jamais posé la question de choisir entre sa carrière ou avoir des enfants, tout comme la majorité des femmes de son laboratoire. Avec le temps, l’histoire a fait d’elle une exception, mais elle n’était pas seule dans ce cas, surtout si on regarde au-delà des frontières françaises.

À la fin du film, Marie Curie conseille à sa fille Irène de s’éloigner de la radioactivité qui ne lui a apporté que « très peu de bonheur ». Cette dernière va pourtant elle-même remporter un prix Nobel. Comment a-t-elle poursuivi les travaux de sa mère ?

Marie Curie a vraiment poussé sa fille Irène dans les sciences. Alors qu’elle n’avait que 10 ans, sa mère lui envoyait des intégrales de mathématique ! À la sortie de la guerre, Marie Curie prend Irène comme préparatrice à son laboratoire alors qu’elle n’a pas encore sa licence. L’université ne refuse rien à Marie Curie ! Irène travaille donc immédiatement avec sa mère et elle décide de faire sa thèse, qu’elle soutient en 1925, sur le polonium. Ce n’est qu’à ce moment de sa vie qu’elle rencontre Frédéric Joliot. C'est d'ailleurs Irène qui forme Frédéric à la radioactivité. Ensemble, ils réussissent à rendre un élément non-radioactif radioactif, ce qui leur vaudra à leur tour le Prix Nobel en 1935. Pour l'utilisation de la radioactivité dans le champ de la santé, cette avancée va être fondamentale.

Natalie Pigeard est historienne et spécialiste de l’histoire des femmes en sciences et en médecine. Autrice des Femmes du laboratoire de Marie Curie (éditions Glyphe), elle est actuellement responsable des ressources historiques du Musée Curie.