Johann Chapoutot : "Même les mensonges des anciens nazis sont intéressants : ils sont révélateurs d’un univers où tout était mensonge"

Entretien
de Luke Holland
94 minutes 2022

En tant qu’historien de l’Allemagne et du nazisme, quel est l’intérêt pour vous  du film Le Dernier témoignage de Luke Holland ?

On peut rapprocher la démarche de Luke Holland de celles de Marcel Ophüls (Le Chagrin et la pitié) et de Claude Lanzmann (Shoah), y compris dans leurs dispositifs cinématographiques, très similaires. Il s’agit de donner la parole aux bourreaux en leur permettant de déployer leur discours. Ces films ont l’intérêt de nous offrir une perspective sur les motivations des crimes nazis. Ils posent la question de « ce que l’homme fait à l’homme » selon le mot de la philosophe Myriam Revault d’Allonnes, qui reste la question fondamentale que posent les crimes de masse. Ces réalisateurs prennent cette interrogation à bras le corps en sollicitant et en mettant en scène la parole des bourreaux.

Le film pose la question du crédit que l’on peut apporter à la parole des anciens bourreaux, entre déni et autojustification…

La parole du témoin bourreau est soumise à la juridiction habituelle du témoignage historique :  on ne prend jamais un témoignage pour argent comptant, on va le croiser avec toutes les autres sources dont on dispose. Quand un témoin dit : « La Waffen SS n’a jamais commis de crime. » on sait que c’est faux. À l’inverse quand un des ex-SS dit qu’il ignore qu’il y avait des juifs à Dachau, ce que semble mettre en doute l’interviewer, il dit peut-être la vérité : entre 1933 et la Nuit de Cristal (1938), il n’y a pas de juifs (en tout cas en tant que juifs) dans les camps de concentration. Mais, au-delà de l’établissement des faits, ces témoignages nous permettent de comprendre l’univers mental de ces individus, leur structuration idéologique, psychologique. À cet égard, même leurs mensonges sont intéressants : ils sont révélateurs d’un univers où tout était mensonge.

Il s’est passé plus d’une soixantaine d’années depuis la fin de la guerre. Le temps a-t-il permis à cette génération de faire un travail de mémoire ?

Le film est très représentatif de cette génération : à quelques exceptions près, ces hommes n’ont pas renié le nazisme. C’est déjà ce que l’on voyait dans les films de Marcel Ophüls. La génération des Täter (« ceux qui ont commis les choses ») est restée droit dans ses bottes, soit en assumant fièrement son appartenance au nazisme soit en gardant le silence. Le travail de s’affronter au passé, ce qu’on appelle en allemand la Vergangenheitsbewältigung, a été pris en charge par les générations suivantes, qui ont exprimé de manière assez sonore, voire violente, leur opposition à la génération des pères. On en a un indice très clair avec la violence dans laquelle bascule une partie du mouvement étudiant en Allemagne, à partir de juin 1967, cette période que l’on appellera « l’automne allemand ». Les mots d’ordre de l’époque dénonçant « l’état fasciste de la RFA » peuvent faire paraître excessifs aujourd’hui, mais, de fait, les cadres de la RFA sont pour la plupart d’anciens nazis. Ce phénomène d’un mouvement basculant dans la violence se retrouve d’ailleurs dans les trois démocraties qui ont succédé à un régime fasciste : Allemagne, Italie et Japon.

Le film montre la puissance d’attraction de l’idéologie nazie. Quels en étaient les ressorts ?

Plutôt que d’idéologie il faudrait parler de culture, voire de religion politique. Le terme d’idéologie renvoie à quelque chose de très désincarné, alors que le nazisme propose au contraire une culture incarnée, sensible,physique. Le nazisme prend en charge des enjeux totalement négligés par les doctrines politiques classiques du XIXe siècle. On vous dit qui vous êtes, d’où vous venez, quel est le sens de votre vie, comment il faut vous comporter. La force de la culture nazie est aussi d’être une explication totale du monde : le nazisme vous explique les malheurs de votre pays, la défaite de 1918, l’hyperinflation, la crise économique de 1929, etc. Enfin, l’autre force du nazisme est de ne pas se contenter d’expliquer mais de trouver des solutions concrètes : la réduction du chômage en Allemagne advient dès 1933, en partie grâce à la politique de construction d’infrastructures civiles et militaires, en partie grâce à l’incarcération de masse dans les camps de concentration. On passe de 15 millions de chômeurs en 1932 à un chômage quasi résiduel en 1936. La conquête et la colonisation de l’Europe offrent par ailleurs des perspectives de carrières fulgurantes à toute une génération. Un petit fonctionnaire, un clerc de notaire peut se retrouver propulsé Kreisleiter (une sorte de chef de district) dans un pays occupé, avec des pouvoirs discrétionnaires sur une vaste région…

Le Dernier Témoignage met particulièrement l’accent sur la jeunesse…

En effet, la plupart des témoins interrogés sont passés par la Jeunesse hitlérienne. Ils nous disent tous que le nazisme c’était joyeux, c’était vivant, c’était exaltant. Aller à la Jeunesse hitlérienne permettait de sortir du carcan familial, de vivre en plein air, de pratiquer des activités sportives, d’éprouver une forte camaraderie… Le nazisme promouvait une modalité d’être jeune assez inédite, sinon révolutionnaire. On quittait la cellule familiale, où l’enfant était considéré comme quantité négligeable, pour être intronisé membre à part entière de la Volksgemeinschaft (la communauté du peuple). C’est la grande force de la Jeunesse hitlérienne : on se débarrasse des adultes, du « vieux monde ». Le principe désormais c’est que « Die Jugend führt die Jugend » : la jeunesse dirige la jeunesse. Le modèle est fourni par le scoutisme de Baden-Powell, qui avait pour objectif de former l’élite coloniale de l’empire britannique. Les jeunes s’endurcissent au contact de la nature pour devenir les futurs seigneurs et maîtres de l’empire colonial. Le modèle est repris par la Jeunesse hitlérienne, qui affirme encore plus ouvertement qu’il s’agit d’une préparation militaire : on va aguerrir le corps et l’esprit, au sens littéral du terme.

Peut-on comparer l’attrait de cette culture à celui du communisme ?

Les comparaisons sont évidemment délicates car le régime communiste a duré plus de 70 ans. Si l’on réduit la focale au stalinisme, la comparaison a davantage de sens. À cette aune on peut, au-delà des points communs, opposer l’optimisme et la confiance du communisme à la profonde angoisse existentielle qui travaille le nazisme : il y a dans le nazisme cette idée que l’Allemagne est en danger, menacée par un complot millénaire, cernée d’ennemis, gangrenée de l’intérieur. Il faut réagir avant qu’elle ne disparaisse. C’est un puissant facteur de mobilisation.

Le film s’intitule Le Dernier Témoignage. Que représente pour l’historien la disparition des derniers témoins ?

La disparition des témoins ne change pas grand-chose pour les historiens, qui travaillent essentiellement sur les archives. Mais elle marque une césure, un changement de régime historiographique : le passage de l’histoire du temps présent à l’histoire contemporaine. L’histoire du temps présent est marquée par une co-présence entre les historiens et les témoins (qu’ils soient bourreaux ou victimes). Cela suscite des enjeux politiques, sociaux, psychologiques comme on l’a vu avec l’histoire de la Seconde Guerre mondiale mais aussi l’histoire de la Guerre d’Algérie, l’histoire du génocide des tutsis au Rwanda. Concernant l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, on est donc passé à une autre ère.

Professeur d’histoire contemporaine à la Sorbonne, Johann Chapoutot est spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et du nazisme. Il a publié notamment La Loi du sang. Penser et agir en nazi (Gallimard, 2014), Comprendre le nazisme (Tallandier, 2018) et une Histoire de l’Allemagne (1806 à nos jours) (PUF, Que sais-je ?, 2014).