L'île aux chiens © Twentieth Century Fox France

The more I see men, the more I like dogs

Analyse
de Wes Anderson
101 minutes 2018

Un film d’aventures pour (grands) enfants
Loin des récits-gigognes (La Famille TennenbaumGrand Budapest Hotel) ou des narrations buissonnières (La Vie aquatiqueÀ bord du DarjeelingMoonrise Kingdom) qui caractérisent son cinéma, le nouveau film de Wes Anderson frappe par la simplicité apparente de son argument, digne des classiques de la littérature enfantine (de Belle et Sébastien à Lassie, chien fidèle) : un jeune garçon (Atari) cherche son chien (Spots), et va tout mettre en œuvre pour le retrouver. 
Le film se tiendra à cette ligne, parfaitement lisible par les plus jeunes, orchestrant un véritable récit d’aventures avec ses péripéties et ses rebondissements, son opposition manichéenne entre bons (Atari, les chiens, Tracy, le professeur Watanabe) et méchants (le maire Kobayashi et sa clique). Bien sûr, autour de cette ligne narrative très simple, Wes Anderson construit un univers d’une originalité et d’une richesse dont il a seul le secret : un Japon rétro-futuriste (le récit est situé « vingt ans dans dans le futur »), une métropole (Megasaki) qui croule sous le poids de ses déchets, une épizootie de fièvre canine qui menace de sauter la barrière des espèces, un sombre complot ourdi par le maire et les amis des chats, sur le fond de prophétie millénaire et d’antique inimitié entre canidés et félins. Il brosse également un système de personnages aux personnalités hautes en couleurs (la meute de « mâles alpha » menée par Chef/Chief) et aux ramifications subtiles (Atari, orphelin, n’est autre que le pupille du Maire)…

Un retour à l’animation image par image
L'Île aux chiens est le deuxième film d’animation de Wes Anderson. Près de dix ans après Fantastic Mr Fox, il donne l’occasion au cinéaste de poursuivre et d’approfondir son travail sur l’animation en volume image par image (ou stop-motion en anglais). On sait la prédilection du cinéaste pour cette technique qui le renvoie à ses émerveillements de jeune spectateur (pour Fantastic Mr Fox, il citait les séquences animées du King Kong de Schoedesack et Cooper ou les effets spéciaux La Belle et la bête de Jean Cocteau…) et dont les ressorts s’accordent parfaitement à son esthétique : d’un côté, l’attention maniaque, presque fétichiste aux détails (cadres très travaillés, décors, costumes, habillage visuel…), de l’autre, une dimension encore artisanale, à rebours de la fluidité aseptisée que les technologies numériques ont apporté au « dessin animé ».

Par la richesse et la complexité de ses multiples décors, par la diversité de ses personnages (chiens, humains, robots…), L’Île aux chiens constitue un véritable tour de force. On n’ose imaginer les défis posés à l’équipe d’animateurs par les morceaux de bravoure que constituent les scènes de meeting au « town hall » (avec ses centaines de « figurants »), ou, dans un autre registre, la préparation minutieuse d’un repas de sushi… Mais au-delà des détails techniques, l’exploit le plus remarquable est sans doute la capacité du cinéaste à maintenir l’originalité et la cohérence d’une vision personnelle tout au long d’un processus aussi laborieux et complexe, impliquant des centaines de collaborateurs de diverses nationalités.

Des renards aux chiens
D'un point de thématique, L’Île aux chiens s’inscrit également dans la continuité de Fantastic Mr Fox. S’il délaisse l’adaptation au profit d’un scénario original, si un Japon futuriste a remplacé la paisible campagne anglaise, Wes Anderson reste dans le registre des bêtes à poil, plus précisément des canidés, le sauvage renard (vulpes vulpes) laissant place au chien domestiqué (canis lupus familiaris). Le film reprend d’ailleurs, à front renversé, cette réflexion sur l’animalité : là où Fox avait la nostalgie de sa nature sauvage de voleur de poules, les chiens errants de L’Île aux chiens regrettent le confort de la domesticité à laquelle ils ont été arrachés… Le film orchestre ce constant balancement entre animalité (les chiens marchent à quatre pattes, vont chercher un bâton, s’assoient et font des tours quand on le leur demande ) et humanité (doués de parole, ce sont d’indécrottables bavards dotés d’un goût certain pour l’introspection). L’une des scènes les plus drôles du film – pastiche de western spaghetti – montre deux meutes qui se déchirent (littéralement) pour un sac d’ordures après s’être fort civilement accordées pour en analyser soigneusement le contenu.
Ce travail est amplifié et prolongé par l’attention particulière accordée aux dialogues et aux voix. Loin des castings vocaux habituels de films d’animation, qui mêlent acteurs comiques et vedettes télévisuelles, Wes Anderson accorde la même importance à sa distribution que pour ses films « en chair et en os ». On retrouve ainsi de grands comédiens à la signature vocale reconnaissable entre toutes, qu’ils soient de vieux complices du cinéaste (Bill Murray) ou de nouveaux venus dans son univers (Bryan Cranston, Scarlett Johanson, Frances Mc Dormand). Et le cinéaste apporte le même soin aux versions traduites de ses films. Dans la version française on retrouvera ainsi Mathieu Amalric et Isabelle Huppert (déjà de l’aventure de Fantastic Mr Fox) mais aussi Romain Duris, Vincent Lindon ou… Jean-Pierre Léaud.

Une invitation au voyage au pays du Soleil Levant
Le film se place sous les auspices des polars urbains (moins connus que ses films de samouraïs) du maître nippon Akira Kurosawa et de son comédien fétiche Toshiro Mifune (qui donne ses traits au Maire Kobayashi) : L’Ange ivre, Chiens enragés, Entre le ciel et l’enfer, Les salauds dorment en paix… Mais au-delà du cinéma de Kurosawa, le film est une véritable invitation au voyage (comme l’était À bord du Darjeeling Limited pour l’Inde), un florilège à peu près complet de la culture nippone : des samouraïs au théâtre nô, en passant par les combats de sumos, les estampes d’Hokusai, les haïkus, les jardins zen, la préparation des sushis, la robotique, les films de monstre (Seijun Suzuki) ou la "caméra à hauteur de tatami" (Yasujiro Ozu), on retrouve tout ce qui constitue aux yeux d’un Occidental les traits marquants de ce que Roland Barthes appelait « l’Empire des signes ». 
On pourrait parler d’exotisme et de clichés si Wes Anderson ne réinvestissait pas ceux-ci avec autant d’humour et de minutie : on pense au détournement de Sous la grande vague au large de la côte à Kanagawa (l’estampe la plus connue d’Hokusai) agrémentée de chiens miniature dans le pur style de l’ukiyo-e, ou aux pastiches de haïkus, cet art poétique si typiquement japonais. On remarquera également le travail, plus discret mais tout aussi décisif, sur la bande sonore du film :  le choix malicieux de ne pas sous-titrer les nombreux dialogues japonais, poussant le spectateur à véritablement écouter les sonorités de la langue, ou la partition hybride composée par Alexandre Desplat (le compositeur attitré de Wes Anderson), faisant la part belle aux instruments japonais (notamment les taikos, tambours traditionnels).
On ne saurait toutefois réduire L’Île aux chiens à une japonaiserie : comme toujours chez le cinéaste d’Austin, Texas, les références, notamment cinématographiques, s’y bousculent, constituant un véritable bouillon de pop-culture (le western de Sergio Leone, les dessins animés Disney — La Belle et le Clochard — ou Pixar — Wall-E —, le cinéma de Miyazaki, les films de James Bond…) dont le décryptage constitue une aventure à part entière.

Le meilleur ami de l’homme
Si dans notre culture occidentale le renard est le symbole de la ruse et de la malice (qualités qu’illustrait brillamment le Fox de Roald Dahl), le chien personnifie lui, l’attachement et la fidélité, depuis l’Argos d’Ulysse (le seul à reconnaître son maître après vingt ans d’absence) jusqu’aux « fidèles compagnons » de nos héros de bande-dessinée (Milou)… Cette thématique du « meilleur ami de l’homme » (qui a renoncé à sa nature sauvage pour mettre ses qualités au service de son maître humain) est au centre de L’Île aux chiens : en positif bien sûr à travers les liens qui unissent héros à deux et quatre pattes (à commencer par le jeune Atari et son chien Spots) ; mais aussi en négatif, à travers les mauvais traitements que font subir les humains aux canidés, des cruelles expériences médicales menées sur les cobayes à la radicale « décanisation » décidée par le Maire Kobayashi. Qu’importe que se cache derrière tout cela une loufoque secte de félinolâtres (qui ourdissent leurs sombres projets en caressant leurs chats à la manière de méchants de James Bond) : les qualités canines forment le cruel miroir des turpitudes humaines, et la manière dont l’homme traite les animaux est une bonne mesure de son (in)humanité. Ou, pour le dire à la manière de Shakespeare (citation sans doute apocryphe)  « The more I see men, the more I like dogs »…

Une dystopie écologique et politique
Au-delà de l’humour et du second degré, L’Île aux chiens aborde ainsi des thématiques plus profondes qu’il n’y paraît. Déjà The Grand Budapest Hotel laissait affleurer, sous le kitsch délicieux du « monde d’hier », le tragique de l’Histoire (montée du nazisme et stalinisme). En se situant dans un futur proche aux traits exacerbés (à la manière des dystopies littéraires ou cinématographiques), L’Île aux chiens nous renvoie lui aux profondes angoisses écologiques et politiques liées à l’avenir de notre civilisation. À travers cette Île-Poubelle, décharge à ciel ouvert où sont déversés toutes les ordures de la métropole avoisinante, c’est l’impossible gestion des déchets de nos sociétés de consommation qui est questionnée. Dans leur somptueuse méticulosité, les décors dantesques de Wes Anderson composent des visions à la fois magnifiques (à l’image de cet abri constitué de bouteilles de saké, que la lanterne d’Atari transfigure en grotte chatoyante) et effrayants. Suivant les héros humains et canins dans leur aventure, le spectateur découvre en même temps qu’eux les vestiges d’une société malmenée par une nature qu’elle avait brutalisée : un parc d’attraction abandonné, des alignements de camions rouillés, une centrale nucléaire tombant en ruines… L’Île-Poubelle, autrefois habitée, n’a pas résisté aux ravages d’un tsunami, d’un tremblement de terre et d’une éruption volcanique. Toute ressemblance avec des faits réels (la catastrophe de Fukushima en 2011 pour ne citer qu’elle) n’est évidemment pas fortuite.
Mais l’inquiétude distillée en filigrane par L’Île aux chiens est aussi politique qu’environnementale. À travers la figure du Maire Kobayashi, qui impose à une population inquiète la déportation puis l’extermination des chiens de la ville, Wes Anderson pointe les dérives populistes et autoritaires qui menacent nos démocraties : manipulation des foules, instrumentalisation des peurs, abus des "fake news", désignation de boucs émissaires, haine des experts et de la science, répression de l’opposition et muselage de la presse... Le tableau est à peu près complet. La mise en scène des discours martiaux du maire, dans une immense salle drapée de rouge et noir, renvoie très directement à l’esthétique des régimes autoritaires des années trente, qu’ils soient japonais, allemand ou italien.

Un pour tous, tous pour un
À la violence brute du maire et aux vociférations des foules, le film oppose d’attachants héros à deux et quatre pattes. Prenant comme protagonistes un orphelin (Atari), une étudiante étrangère (Tracy) et une meute de chiens errants, L’Île aux chiens est comme tous les films de Wes Anderson une ode aux marginaux, aux inadaptés et aux outsiders (« underdogs » disent les anglo-saxons, terme qu’on pourra entendre ici littéralement). C’est aussi un hommage à la coopération et à la solidarité, car le héros andersonien (même l’individualiste Mister Fox) n’arrive jamais seul à ses fins. Au-delà de la devise dumassienne du « un pour tous, tous pour un », on retrouve ici l’un des thèmes essentiels du cinéma de Wes Anderson, qui n’a eu de cesse de mettre en valeur un collectif (famille, fratrie, gang, groupe, meute…) hors duquel l’individu ne peut se réaliser. Il est redoublé ici par une réflexion sur l’altérité et son dépassement : séparés par la barrière de l’espèce et l’absence d’un langage commun, Atari et les chiens (à commencer par le farouche Chef/Chief) doivent, comme dans Le Petit Prince de Saint Exupéry (une autre histoire d’aviateurs), apprendre à s’apprivoiser. Face à la division et à la haine de l’Autre (qu’il soit chien ou étranger) instrumentalisées par Kobayashi et sa clique, le film montre comment l’unité peut se reconstituer par delà les barrières culturelles et linguistiques. Au-delà des multiples gags et clins d’œil qu’il suscite, le jeu sur le langage et ses traductions (ou pas) a ainsi valeur de symbole : essayer de comprendre l’autre, c’est mettre en œuvre une forme d’empathie… Et L’Île aux chiens de délivrer, sans avoir l’air d’y toucher, une jolie leçon de vivre ensemble.