L'Ombre de Staline © Richard Palka

Mr Jones au pays des Soviets

Critique
de Agnieszka Holland
119 minutes 2020

Le titre original du film d’Agniezska Holland n’aurait sans doute pas dit grand-chose au spectateur francophone : Mr Jones, alias le journaliste Gareth Jones (1905-1935). La figure de ce "lanceur d’alerte" avant l’heure est pourtant à la fois hautement romanesque et historiquement très riche : auteur d’un coup d’éclat journalistique (une interview d’Hitler) qui ne lui a pourtant pas permis d’être engagé dans une grande rédaction britannique, il compte rééditer son exploit en partant à Moscou solliciter un entretien avec Staline. Il découvre alors le petit milieu des expatriés occidentaux et correspondants de presse qui pour la plupart partagent des intérêts bien compris avec le régime soviétique. Ce milieu est dominé par le suave Walter Duranty, correspondant du New York Times qui nourrit des relations incestueuses avec les autorités et les milieux d’affaire américains (l’heure n’est pas à la Guerre froide).
S’enfonçant ce théâtre d’ombres à la fois dérisoire (Duranty mène une vie de débauche) et inquiétant (l'informateur de Jones a été victime d’un mystérieux "accident"), le jeune journaliste comprend qu’il n’obtiendra jamais son interview de Staline, mais qu’il tient en revanche un scoop beaucoup plus explosif : la situation en Ukraine où sévirait une famine qui contredit les communiqués triomphants de la propagande soviétique. Gareth Jones va fausser compagnie aux sbires du régime et s’embarquer dans un train pour l’Ukraine. À l’instar du célèbre reporter du Petit Vingtième dans Tintin au pays des Soviets (album paru en 1930), mais sur un mode plus tragique, il va découvrir l’envers du miracle soviétique : l'"Holodomor" ("extermination par la faim" en français), la grande famine orchestrée par le pouvoir stalinien qui fit, selon les estimations des historiens, entre 2,6 millions et 5 millions de personnes dans le "grenier de l’URSS".
Jones parviendra à rentrer en Grande-Bretagne pour témoigner, inspirant notamment l'anti-totalitarisme de George Orwell (qui donnera son nom au fermier de la Ferme des animaux). Il mourra quelques années plus tard en Mongolie, à 35 ans à peine. Le film s’inscrit ainsi bien dans les programmes d’Histoire, au Collège (en classe de 3e : chapitre "Démocraties fragilisées et expériences totalitaires dans l’Europe de l’entre-deux-guerres") mais surtout en Terminale au Lycée (partie "Fragilités des démocraties, totalitarismes et Seconde Guerre mondiale", chapitre "Les régimes totalitaires"), puisque la grande famine en Ukraine (1932-1933) est un des "Points de passage et d’ouverture" du chapitre.
Dommage que L'Ombre de Staline, malgré une reconstitution de qualité, ne parvienne pas toujours à maintenir l’attention durant ces deux trop longues heures de film. Il n’en a pas moins le mérite de montrer de manière efficace la naïveté et de la fascination des démocraties face aux régimes totalitaires, le contrôle exercés sur la société soviétique et, dans sa deuxième partie, la terreur de masse génocidaire, exercée ici à l'égard du peuple ukrainien.