Latifa, le coeur au combat©Haut et Court Distribution

"Pour aborder la laïcité, il faut laisser une place au débat"

Entretien
de Olivier Peyon et Cyril Brody
97 minutes 2017

Latifa Ibn Ziaten, la mère du premier militaire tué par Mohammed Merah, intervient dans les écoles, voilée, pour parler des dangers de la radicalisation avec ses mots, sa colère et son récit personnel. Selon vous, qu’est-ce que cette parole singulière peut apporter aux élèves ? 

Il y a différentes manières d’apprendre. Par la connaissance, l’approche théorique, mais aussi par l’exemplarité et la rencontre avec l’autre. Les notions d’éthique, d’expérience et d’exemplarité sont peu présentes dans l’Éducation nationale française. Dans l’école anglo-saxonne, on voit davantage de personnes venir partager un moment de leur vie, professionnelle ou personnelle. 
Ce qui me paraît intéressant dans le documentaire Latifa, le cœur au combat, c’est qu’il montre l’émotion des élèves. Je pense que l’arrivée de Latifa Ibn Ziaten dans la classe n’est pas une parenthèse pour eux, mais bien un moment dont les élèves se souviendront et qui fait partie de leur cursus scolaire. C’est une manière de réfléchir à comment on fait classe et à une autre conception de l’éducation. En étant confrontés à cette expérience, les élèves sont amenés à réfléchir et à penser le respect et la vie de l’autre. Le discours de Latifa Ibn Ziaten est élaboré, construit, argumenté. Elle exprime par exemple très bien l’amalgame à ne pas faire entre islam et terrorisme. Elle n’est pas que dans le registre de l’émotion. Elle fait appel à l’intelligence des enfants et il y a une volonté de provoquer chez eux une prise de conscience. On peut d’ailleurs penser qu’être confronté à la douleur d’une mère qui a perdu son enfant est le meilleur antidote face à un discours sectaire.    

Quelle conception de la pédagogie de la laïcité ce type d’intervention reflète-t-il ?

On pourrait dire que Latifa Ibn Ziaten est l’antithèse de la "Charte de la laïcité" (charte élaborée en 2013 rappelant les fondements de la laïcité à l’école et affichée dans tous les établissements scolaires) dans sa méthodologie. Cette charte est un texte écrit d’en haut par une institution et déversé dans les établissements, alors qu’il faudrait faire davantage confiance au terrain, à l’échelle des relations profs-élèves à l’intérieur de l’établissement. 
Dans ce documentaire, la laïcité est portée par une dame qui a un foulard et qui est musulmane. Elle tient un discours laïc et explique l’islam de son point de vue. C’est une autre manière de transmettre la laïcité que par une femme blanche de culture chrétienne. Si, dans toute sa scolarité, le discours de la laïcité est transmis à l’élève par un seul visage, il peut être interprété comme un face-à-face. Quand la laïcité s’incarne dans différents visages et différents parcours, on sort du face-à-face et on va vers quelque chose de plus complexe. Latifa Ibn Ziaten n’a pas été formée par l’Éducation nationale ; elle a néanmoins des ressources qui peuvent donner à réfléchir à nos enseignants. 

Est-ce le rôle de l’école de faire intervenir des personnalités comme elle ?

Notre système scolaire est structuré par l’opposition traditionnelle entre l’instruction et l’éducation. On a tendance à penser que l’école est faite pour instruire et la famille, pour éduquer. Or, c’est rabaisser la fonction de l’école de la République, car il faut que tous les enfants puissent bénéficier des deux aspects. 
Ce film montre que ces moments de partage sont des moments d’éducation. Le parcours de vie, la réflexion sur soi-même et ce qu’on veut devenir sont des angles morts du système scolaire. 

Faut-il en parler avec les élèves ? 

On voit bien qu’il y a un besoin de la part des élèves d’échanger sur ces questions. Il faut lutter contre la tentation de percevoir ceux-ci au prisme de l’appartenance religieuse qu’ils affichent. Il faut avant toute chose les percevoir comme des élèves, et des adolescents. L’école est de fait un lieu de débat sur ces questions, il faut que ce débat soit guidé, en salles de classe, par une approche plus proche du terrain, comme celle de Mme Ibn Ziaten ou d’autres acteurs sociaux et associatifs avec lequel son travail résonne.

Selon vous, les professeurs ne doivent pas avoir peur de débattre sur des sujets comme la laïcité et l’islam en classe, pourquoi ? 

Pour aborder la laïcité, il faut laisser une place au débat. Plus les enseignants dialoguent sur ces problématiques, moins ils seront désemparés face aux réactions des élèves. Latifa Ibn Ziaten montre qu’on peut laisser la parole exister. L’enseignant n’est pas là pour porter plainte s’il entend un propos antisémite, il est d’abord et avant tout un éducateur. L’idée est d’aller chercher ce propos pour s’y confronter. Il y a parfois une nécessité de faire des signalements dans des cas particuliers de radicalisation. Mais c’est une démarche qui doit être réfléchie dans la formation avec l’enseignant, afin de ne pas couper le dialogue.
Il faudrait former les professeurs à introduire du débat en classe, et laisser plus de temps à l’échange pour que l’école ne soit pas en dehors de la vie. J’ai enseigné dix ans dans le secondaire et j’en retiens que j’ai eu très peu de temps pour parler à mes élèves. On devient vite la marionnette d’un programme scolaire. 

Votre enquête, intitulée «Fatima moins bien notée que Marianne», a montré que les inégalités à l’école sont criantes et pèsent sur les enfants issus de l’immigration, et perçus comme musulmans. 

Avec Béatrice Mabilon-Bonfils, nous nous sommes demandés s’il était possible que l’école soit la seule à ne pas être sujette à ce type de discriminations, qui existent dans l’ensemble de la société. Nous avons étudié les programmes, le système d’évaluation, les sanctions, l’orientation et la composition des classes des établissements, pour constater que l’égalité des chances est bafouée au sein même du système scolaire. Il ne s’agissait pas de stigmatiser l’école, encore moins les enseignants, mais le livre a suscité des levées de boucliers. Nous avons pourtant découvert que pour un même devoir, « Fatima est moins bien notée que Marianne », ou qu’elle sera punie plus sévèrement pour un même comportement. Et qu’au moment de choisir son orientation, elle subira également un traitement différencié. 
La question des discriminations de genre est aujourd’hui bien documentée : les chercheurs ont montré comment l’école pouvait reproduire des stéréotypes, notamment en dirigeant plus spontanément les filles vers les filières littéraires et les garçons vers les filières scientifiques. L’école s’est d’ailleurs emparée de la question, par exemple avec les « ABCD de l’égalité ». Il serait bénéfique qu’elle s’interroge également sur cet autre type de discriminations. 

Vous y parlez d’une véritable éducation séparée. Comment ce phénomène se manifeste-t-il ?

Le plus inquiétant, si on devait faire une gradation des problèmes, c’est la ségrégation. Il existe des écoles publiques avec 80% de musulmans, non loin d’écoles à 80% de non-musulmans. Dans certains collèges, même si on est dans le top cinq des élèves en classe de troisième, il est très difficile d’échapper à un destin social. Depuis que Bourdieu a publié ses travaux sur la reproduction sociale, le phénomène s’est encore accentué : il a pris une dimension ethno-culturelle et territoriale, qui s’est ajoutée, et combinée, à la dimension sociale. Cela entame la possibilité de vivre dans une société mixte. 
On peut évoquer également la ségrégation à l’intérieur des filières, avec des classes de STMG (Sciences et Technologies du Management et de la Gestion) composées uniquement de lycéens issus de l’immigration. Quand une seule catégorie de population est représentée au sein de certaines classes ou de certains établissements, on ne peut plus alléguer qu’il ne s’agit que de l’effet de volontés individuelles et de stratégies familiales. L’enjeu pour l’école d’aujourd’hui est de créer plus de mixité et que la composition socio-culturelle de nos enseignants puisse aussi mieux refléter la diversité de la population. Notre école n’atténue pas ce que notre ancien Premier ministre Manuel Valls avait qualifié d’« apartheid territorial, social, ethnique » en France. La question serait même de savoir si elle ne renforce pas certains facteurs prédéterminés à l’extérieur.

François Durpaire est historien, chercheur au laboratoire EMA (Ecole, Mutations, Apprentissages) et maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Cergy-Pontoise. 
Il s’est spécialisé dans les questions d’éducation et de diversité culturelle en France et aux États-Unis. Il a coécrit avec Béatrice Mabilon-Bonfils Fatima moins bien notée que Marianne (Éditions de l’Aube, 2016).

EMC