Le Procès contre Mandela et les autres © UFO

Quand apparaissent les hommes derrière l'icône Mandela

Analyse
de Gilles Porte
106 minutes 2018

Un procès historique et inédit

Si tout le monde sait que Nelson Mandela a passé une grande partie de sa vie derrière les barreaux pour avoir combattu l’apartheid, si chacun se souvient des images de sa libération en 1990, les circonstances de son emprisonnement restent plus floues dans la mémoire collective. À l’éloignement temporel s’ajoute l’absence d’images du procès qui le condamna à la prison à perpétuité en 1964 : il existait bien des archives sonores des 256 heures d’audience, mais celles-ci, gravées sur un support vinyle fragile (le dictabelt), restaient inaccessibles. Quand il apprend qu’elles ont enfin été numérisées, grâce à une collaboration entre l’INA et l’Afrique du Sud, le journaliste Nicolas Champeaux devine qu’il y a là une extraordinaire matière à exploiter. Il connaît bien le sujet pour avoir été envoyé spécial permanent de RFI en Afrique du Sud, où il a déjà réalisé plusieurs documentaires audio. Il s’adjoint alors la collaboration de Gilles Porte, directeur de la photographie et réalisateur (Quand la mer monte, Portraits/Autoportraits…), pour écrire à quatre mains un projet de film. 
En écoutant les minutes de ce procès décisif, les co-réalisateurs découvrent un formidable document historique, mais aussi une extraordinaire aventure humaine : aux côtés de Mandela se révèlent les figures méconnues de ses huit co-accusés, militants de l’ANC nommés Walter Sisulu, Ahmed Kathrada, Andrew Mlangeni ou encore Denis Goldberg. Des noirs, des blancs, un indien, tous accusés par le gouvernement sud-africain d’avoir comploté au sein de l’African National Congress (ANC) et sa branche militaire, le Umkhonto we Sizwe (MK). 

Le contexte de l’apartheid

Par petites touches, le film pose clairement le contexte : l’instauration d’un strict régime d’apartheid par le régime nationaliste à partir de 1948, la campagne de désobéissance civile menée par l’African National Congress, le parti de Mandela, le basculement dans la lutte armée après le massacre de Sharpeville (1960) et l’interdiction de l’ANC… La plupart des accusés sont arrêtés dans la ferme de Rivonia (dans la banlieue de Johannesburg), qui donnera son nom au procès. Ils sont en possession de documents prouvant leur implication dans l’Umkhonto we Sizwe et la préparation d’une nouvelle campagne de sabotages.
Il n’en faut pas plus au régime pour les condamner à la peine capitale, et Mandela et ses camarades se font peu d’illusions sur l’issue du procès qui s’ouvre en octobre 1963. Ils décident en bloc de plaider non-coupable, et plutôt que de chercher l’indulgence du tribunal, ils transforment l’audience en tribune politique. Réduits à la clandestinité depuis trois ans, les dirigeants de l’ANC trouvent là l’occasion de faire connaître leurs revendications au monde entier, car de nombreux journalistes et ambassadeurs ont assisté aux audiences. Le résultat ira au-delà de leurs espérances, puisque le procès Rivonia sera débattu à la tribune de l’ONU, mais ils paieront un très lourd tribut à la cause : s’ils échappent à la peine capitale sous la pression internationale, Mandela et sept de ses co-accusés se voient condamnés à la perpétuité.

Mandela et (surtout) les autres

Le film de Nicolas Champeaux et Gilles Porte ne cherche aucunement à « déboulonner la statue » de l’icône. Mais il replace le leader dans une organisation plus large, et rend justice aux autres accusés de ce procès collectif. Le titre du film s’inspire de l’intitulé exact de l’acte d’accusation : « l’État contre Nelson Mandela et les autres », Mandela étant désigné comme « l’accusé numéro 1 ». Comme si le gouvernement avait anticipé le cours de l’histoire, et en quelque sorte distribué les rôles par avance. 
Pourtant, on comprend vite que si Mandela incarnait l’organisation, c’était avec l’assentiment de ses camarades, toutes les décisions étant prises à l’avance collectivement et assumées en commun. On découvre autour de lui des personnalités riches et fortes, comme celle de Walter Sisulu (« l’accusé n° 2 »), secrétaire général et éminence grise de l’ANC, ou celle de l’indien Ahmed Kathrada, au parcours particulièrement émouvant. Ce portrait de groupe est essentiel, car il permet de saisir la diversité qui faisait la force du mouvement anti-apartheid. La composition multiraciale du banc des accusés constituait en elle-même un défi cinglant à l’idéologie raciste qui inspirait la politique gouvernementale.

Paroles d’hier et d’aujourd’hui

Ce récit à la fois historique et humain passe par la parole : celle, d’abord, des protagonistes du procès, miraculeusement restituée plus de cinquante ans après les faits. Le patient travail de numérisation mené par l’INA permet de retrouver le grain caractéristique des enregistrements sonores de l’époque, de saisir l’acoustique particulière du prétoire. 
Mais la parole est aussi celle des témoins survivants, que Nicolas Champeaux et Gilles Porte sont allés recueillir en Afrique du Sud. Sur les neuf accusés du « procès de Rivonia », trois étaient encore en vie au moment du tournage : Ahmed Kathrada, Denis Goldberg et Andrew Mlangeni. Pour compléter le tableau, les réalisateurs ont également interrogé deux des avocats de la défense, George Bizos (l’un des meilleurs amis de Mandela) et Joel Joffe, ainsi que des proches des accusés déjà décédés (Winnie, l’épouse de Mandela à l’époque — et future grande figure de l’ANC —, Max, le fils de Walter Sisulu), et même le fils du procureur Percy Yutar. Dans un dispositif à la fois simple et puissant, les réalisateurs leur font écouter au casque les minutes du procès, les replongeant plus de cinquante ans en arrière, ravivant des souvenirs depuis longtemps enfouis. 
Aux proclamations politiques d’alors se superpose un récit plus personnel, rendu d’autant plus émouvant par le passage du temps. Au-delà de l’Histoire, Le procès contre Mandela et les autres fait ressortir la dimension concrète, humaine, d’un tel événement : l’angoisse des accusés promis à la peine capitale, la peine et l’angoisse des conjoints, l’incompréhension des enfants… 
L’histoire qu’il raconte n’a de ce point de vue rien à envier aux plus grandes fictions, avec ses héros, son « méchant » (le procureur), ses bouleversantes histoires d’amour comme celle qui réunit Ahmed Kathrada et Sylvia Neame, couple « mixte » persécuté par l’apartheid et prématurément séparé par la prison.

Un passage de témoin 

Tout l’intérêt du procès de Rivonia était pour les accusés de faire passer un message politique. C’était l’objet de la célèbre « déclaration du banc des accusés (au tribunal) » de Nelson Mandela, retransmise en large partie dans le film. « J’ai chéri l’idéal d’une société libre et démocratique dans laquelle toutes les personnes vivraient ensemble (…) C’est un idéal pour lequel j’espère vivre et agir. Mais, si besoin est, c’est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir ». Ces mots résonneront dans le monde entier et pousseront le gouvernement sud-africain, sous la pression des chancelleries étrangères, à épargner la vie des huit accusés, condamnés finalement au bagne à perpétuité. Mandela les reprendra à sa libération en février 1990, confirmant leur dimension visionnaire. Dans le film, ce fameux discours est d’abord retranscrit par l’animation, dans une séquence montrant Mandela se heurtant à un mur imprenable. Mais Nicolas Champeaux et Gilles Porte le raccordent à des images du présent : celles de visages d’adolescents sud-africains, noirs et blancs, filles et garçons qui écoutent avec attention. 
On ne saurait mieux souligner la dimension pédagogique du film. Au-delà de la leçon d’histoire, et alors que les derniers acteurs disparaissent, il s’agit de transmettre la parole et l’exemple des militants anti-apartheid. Le film se termine sur des images crépusculaires : les derniers survivants, pour la première fois réunis à l’écran, assistent en direct à l’intronisation du président Trump. Comme s’il voulait nous dire que rien n’est acquis et que la bataille pour l’égalité (et la lutte contre le racisme) était (étaient) désormais du ressort des jeunes générations.