"Quand j'écris "Le Chat du Rabbin", je me souviens du "Roman de Renart", des comédies de Molière, des films de Pagnol"

Entretien
de Joann Sfar et Antoine Delesvaux
100 minutes 2011

Quand vous avez lancé le projet d’adapter au cinéma Le Chat du Rabbin, sur quelles références vous êtes vous appuyés ?

Antoine Delesvaux : Nous avions évoqué deux types de référence : pour les décors (notamment les vues d’Alger), les peintres orientalistes, qui ont su magnifiquement retranscrire cette lumière si particulière du Sud de la Méditerranée ; pour les personnages et l'animation, nous avons été plutôt piocher du côté du cinéma. Nous nous sommes appuyés à la fois sur le cinéma expressionniste, parce que Joann lui a beaucoup emprunté (voir son utilisation des à-plats de noir, de la lumière), et sur les codes du cinéma d’inspiration coloniale comme Pepe le Moko de Julien Duvivier. Le film se passe dans les années trente et il nous fallait nous imprégner de cette vision coloniale du Maghreb.

Joann Sfar : Nous avons aussi pris des références dans les classiques du dessin animé, à la fois les grands Disney (pour l'extraordinaire fluidité de l'animation) et les pépites du Studio Fleischer (les créateurs de Popeye et Betty Boop)

Comment avez-vous collaboré ?

A.D : Quand on réalise un film d'animation, on est entre l'artistique et l'industriel : quarante à soixante animateurs qui travaillent à temps plein sur le film pendant près d'un an, chacun sur un petit bout de séquence. C'est un travail herculéen de coordonner tout cela et c'est pour cela que Joann a fait appel à moi : il fallait qu'il ait quelqu'un qui travaille au quotidien avec les équipes, afin que lui puisse garder le recul nécessaire. Et quand il mettait la main à la pâte, sur le design des personnages ou le choix des couleurs, c'est moi qui prenait un peu de recul

Quel est le moment qui a été le plus fort dans ce long processus ?

A.D : Je me rappelle de deux moments très marquants : la première lecture avec les comédiens, quand nous avons vu les personnages de Joann prendre vie sous nos yeux. L'autre moment très émouvant a été l'enregistrement de la musique, parce que c'est la dernière pièce que l'on ajoute au puzzle, et que tout à coup le film a gagné sa personnalité définitive et son autonomie.

J.S : Nous avons réuni en studio, sous la houlette d'Olivier Daviaud (qui avait composé la musique de Gainsbourg (vie héroïque), un groupe de musique klezmer (le Amsterdam Klezmer Band) avec Enrico Macias et ses musiciens (qui viennent tous d’Algérie). Il se sont livrés à une série de "duels" musicaux, c'était un moment assez extraordinaire.

Dans le film, il y a trois séquences complètement à part au niveau du graphisme : le rêve du chat, le récit du peintre russe, la Jérusalem d'Afrique…

A.D : Dans la BD de Joann, le dessin change en fonction des émotions. On ne pouvait pas faire ça au cinéma, on était obligé de garder une unité visuelle tout au long du film, pour ne pas perdre les spectateurs. Notre parti pris a été de nous donner la possibilité, dans certaines séquences très identifiées et délimitées, de sortir de ces clous-là, d'échapper à nos propres codes. Dans la séquence du rêve, l'idée était de travailler la mélancolie, alors que le reste du film est plutôt très enjoué. Nous sommes allés chercher dans la BD des idées (comme la transformation du chat en homme et du rabbin en chat) que nous avons stylisées à l'extrême, pour bien que le spectateur sente la rupture avec l'univers réaliste du film. Pour les scènes de pogrom racontées par le peintre russe, l'envie de Joann était de proposer une sorte de pastiche animé d'un tableau de Chagall. Pour le dernier épisode, celui de la Jérusalem d'Afrique, nous voulions basculer dans un univers un peu onirique, pour garder l'incertitude sur la réalité de cette aventure (est-ce qu'ils l'ont bien vécu ou n'est-ce qu'un délire ?), d'où cet aspect un peu "cartoon", à la fois drôle et inquiétant. C'est le moment où les personnages vont au bout de leur rêve, comme le chat qui pense enfin faire sa bar-mitzvah : on ne pouvait plus les traiter selon des codes réalistes ou conventionnels…

Dans le dossier de presse, vous évoquez la dimension pédagogique et citoyenne du film…

J. S : J'essaye d'apporter ma petite pierre à l'édifice du vivre ensemble. Il y a eu récemment des débats en France sur l'identité nationale, la laïcité, la religion ; mais j'ai l'impression que les gens se détestent tellement qu'ils ne sont pas en état de débattre. Avec ce film je voudrais en quelque sorte faire baisser le degré de haine. L'important c'est que les gens mangent ensemble : pour le débat, on verra au dessert ! Je crois que l'on ne mesure pas à quel point les Juifs et les Arabes se ressemblent.

Vous avez un regard très critique sur la religion.

J.S. : C'est un film qui se moque de la religion, mais "de l'intérieur" en quelque sorte, de la part de quelqu'un qui a suivi un enseignement religieux. C'est un peu comme du Voltaire, mais un Voltaire qui serait né dans une famille pratiquante d'aujourd'hui. On a aujourd’hui peut-être la première génération où les enfants sont plus religieux, plus obtus, moins tolérants, que leurs parents. Comment se fait-il que les enfants aient un rapport hystérique à la religion, un rapport qui n'est pas celui de leurs parents ? Je ne respecte pas la religion en tant que telle, je respecte les gens qui la pratiquent. Et je crois que l'on peut critiquer l'une sans mépriser les autres.

Le film est à la fois universel et très ancré dans la culture juive.

J.S : C'est peut-être bête à dire comme cela, mais j'avais envie de faire aimer les Juifs. Je ne me reconnais pas dans les images que l'on a des Juifs aujourd'hui : soit les méchants soldats israéliens que l'on voit aux actualités, soit des imbéciles en costume qui font du pognon (comme dans La Vérité si je mens). Je viens d'une famille de la petite bourgeoisie intellectuelle, des gens qui voulaient que leurs enfants réussissent et soient aimés par la République française. Il y avait cette vision un peu idyllique de la France, patrie de la liberté et des Lumières, une vision sans doute exagérée mais à laquelle je suis très attaché.

Pourquoi d'après vous la série Le Chat du Rabbin a-t-elle eu un tel succès ?

J.S : Peut-être parce qu'elle fait rire ? Je ne m'en rendais pas compte en l'écrivant, mais le Chat fait beaucoup rire les gens. Je crois qu'il ressemble beaucoup au renard du Roman de Renart, un "fouteur de merde", mais somme toute fort sympathique ! À chaque fois que j'écris Le Chat du Rabbin, je me souviens du Roman de Renart, des comédies de Molière, des films de Pagnol : sans bien sûr prétendre atteindre leur niveau, j'essaye de les prendre comme professeurs. L'autre raison du succès tient peut-être au fait qu'il y a beaucoup de gens en France qui ont un rapport très fort avec l'Algérie. Or le livre propose une vision de l'Algérie coloniale qui n'est ni revancharde ni pleurnicharde. C'est l'inverse d'une vision communautaire, parce qu'il y a des juifs, des musulmans et des chrétiens… Ça parle d'une blessure qui n'est toujours pas refermée, et ça en parle de manière critique et tendre.