kursk - Photo : Mika Cotellon - © 2018 VIA EST. TOUS DROITS RESERVES

Quand la Russie post-Guerre froide touchait le fond

Analyse
de Thomas Vinterberg
118 minutes 2018

Neuf jours en août

Le 10 août 2000, le sous-marin nucléaire lanceur de missiles de croisière russe K-141 “Koursk” appareille pour prendre part à un exercice naval dans la Mer de Barents, au nord de la Russie occidentale. Il s’agit du premier exercice naval de grande ampleur depuis la chute du bloc soviétique, réunissant trente navires de surface et trois sous-marins. Selon les mots du nouveau président russe, un certain Vladimir Poutine, l’opération doit « rappeler au monde que la Russie est une force incontournable sur les océans de la planète ». Mais l’opération de prestige tourne à la catastrophe : le 12 août, une première explosion est enregistrée, à l’avant du Koursk, fleuron de la Flotte du Nord. Deux minutes plus tard, une deuxième explosion, d’une magnitude si forte qu’elle est enregistrée par des sismographes jusqu’en Alaska, achève d’envoyer le sous-marin par le fond. À son bord, au moins 23 des 118 membres de l’équipage ont survécu, et se réfugient dans un compartiment à l’arrière. Pendant neuf jours, le monde entier va suivre les opérations de sauvetage, qui échouent une par une, tandis que la Russie refuse catégoriquement l’aide internationale. La communication de l’état-major, opaque et contradictoire, est désastreuse. La Russie décide finalement d’accepter la main tendue des forces britanniques et norvégiennes présentes dans la zone, mais il est trop tard. Quand les plongeurs norvégiens finissent par ouvrir la trappe d’accès au compartiment où s’étaient réfugiés les survivants, c’est pour le découvrir complètement inondé.  

Une tragédie, trois points de vue

Cette histoire, c’est le réalisateur danois Thomas Vinterberg, connu notamment pour Festen ou encore La Chasse, qui nous la raconte. Il porte à l’écran un scénario de Robert Rodat (le scénariste d’Il Faut Sauver le Soldat Ryan), lui-même inspiré du livre A Time to Die : The Untold Story of the Kursk, du journaliste anglais Robert Moore. Dans cette enquête minutieuse, Robert Moore s’appuie sur les nombreuses expertises scientifiques pour établir les causes probables de l’accident et retracer heure par heure les vaines tentatives de sauvetage. Il s’efforce aussi de reconstituer ce que l’on sait des derniers instants des 23 survivants du Koursk.
Kursk propose de revivre le naufrage du sous-marin de trois points de vue différents : d’abord celui de l’équipage et de ses survivants, menés par le personnage fictif de Mikhail (interprété par Matthias Schoenaerts) ; ensuite celui des familles des sous-mariniers, incarné principalement par Tania (Léa Seydoux), l’épouse de Mikhail, qui tente d’arracher des informations aux autorités. Le troisième fil narratif du film suit les efforts déployés en surface par les marines russe, britannique et norvégienne pour sauver les survivants. Il met en scène l’amiral russe Gruzinsky (Peter Simonishek) et le commodore britannique David Russel (Colin Firth), qui s’opposent au haut-commandement russe, incarné par le grand acteur Max von Syndow.
Trois points de vue donc, mais sur une même tragédie. À cet égard le film respecte la règle des unités classiques : unité de temps (le compte à rebours qui sépare les marins de leur mort), unité de lieu (la mer de Barents), unité d’action (il faut sauver les soldats du Koursk)…

Une Russie aux abois

La tragédie du Koursk a eu lieu à une période charnière pour la Russie. Une décennie après la chute du mur de Berlin, le pays est exsangue. Au démembrement de l’empire soviétique qui a vu s’émanciper les anciennes « républiques socialistes soviétiques » a succédé l’effondrement de son économie : durant la dernière décennie du siècle, l’appareil productif s’effondre, le chômage et l’inflation explosent. Le PIB est divisé par deux en quelques années, et la population diminue.
L’armée, priorité et fierté de l’URSS pendant toute la Guerre Froide, a été une des victimes des coupes claires. L’ouverture du film en dresse un triste état des lieux : le matériel n’est plus entretenu (quand il n’a pas été vendu au plus offrant), les troupes manquent d’exercice, les soldes ne sont plus versées depuis des mois, le moral est en berne… La morne Mourmansk (le principal port militaire de la mer de Barents) mise en scène par Thomas Vinterberg semble la métaphore visuelle de cet ex-empire en décrépitude, avec ses grands ensembles délabrés posés au milieu des terrains vagues.
Après le règne crépusculaire de Boris Eltsine, le pays s’est doté d’un nouveau président, Vladimir Poutine, élu triomphalement en mai 2000. Il a été porté par un discours nationaliste, et la promesse de rendre sa fierté à la grande Russie. Les grandes manœuvres d’août 2000 en mer de Barents sont destinées à montrer au monde, mais surtout au peuple qui l’a élu, que la flotte russe est de nouveau opérationnelle. Elles sont accueillies avec joie par les marins de Mourmansk, qui n’ont pas plongé depuis des années. Mais l’enthousiasme et la fierté retrouvés ne peuvent rien contre les défaillances techniques et humaines qui feront le lit du drame.

Un huis-clos sous-marin

Même si d’autres versions ont circulé (alimentées par l’opacité et les contradictions des autorités russes), le film s’appuie sur l’hypothèse la plus vraisemblable : l’explosion accidentelle d’une torpille qui a entraîné une réaction en chaîne dans le sous-marin nucléaire. À partir de là, toute la partie “immergée” du film, celle qui se passe dans le sous-marin, a des allures de film catastrophe. S’il sacrifie à certains codes hollywoodiens (le choix de l’anglais pour faire parler les personnages russes, l’héroïque séance d’apnée de Mikhail, à la limite de la vraisemblance), Thomas Vinterberg préfère s’attacher à la dimension humaine du drame. À rebours de la surenchère habituelle du cinéma d’action, Kursk se concentre, avec une minutie quasi-documentaire, sur une suite d’actions concrètes : sécuriser le compartiment, se signaler à l’extérieur, empêcher l’eau de monter, maintenir une atmosphère respirable, résister au froid et à l’épuisement, etc.
Ces actions sont d’apparence modeste, mais dans cet environnement terriblement hostile (le compartiment de secours d’un sous-marin nucléaire échoué par 100 mètres de fond) elles constituent chacune un enjeu de vie et de mort.
Le film tient son suspense du resserrement implacable du temps et de l’espace. Une fois la catastrophe advenue, les heures de l’équipage sont comptées, et chaque minute les rapproche de leur trépas. Il n’est pas fortuit que la montre de Mikhail serve de fil rouge au film, symbole de la fuite inexorable du temps. La mise en scène se caractérise également par le rétrécissement de l’espace, qui rend l’atmosphère de plus en plus étouffante. Thomas Vinterberg joue de la tension entre la largeur de l’écran (qui s’agrandit lorsque le majestueux Koursk prend le large, sous les yeux émerveillés des enfants) et l’espace de plus en plus confiné dans lequel sont réfugiés les survivants : piégés entre les parois de ce monstre d’acier, ils sont menacés par la montée inexorable du niveau de l’eau. La mise en scène rend presque palpable cette sensation d’étouffement, autre leitmotiv du film (l’exercice d’apnée auquel se livre Misha au début, le souffle court de Tania enceinte).

Les réflexes hérités du communisme  

Si l’autre partie de Kursk se joue à l’air libre, elle n’en est pas moins étouffante. Tandis que les marins survivants se battent contre les éléments physiques, leurs soutiens en surface (Tanya, David Russell et Gruzinsky) affrontent eux l’incurie des hommes. On sait que les survivants du Koursk, échoués par 100 mètres de fond seulement, auraient pu être sauvés si les autorités militaires russes avaient réagi plus rapidement, et accepté le soutien opérationnel offert par les Anglais et les Norvégiens (qui disposaient de sous-marins de sauvetage plus sophistiqués et en bien meilleur état).
Le film montre les mécanismes psychologiques qui ont conduit le commandement russe à laisser mourir 23 de ses hommes au fond de l’eau : aveuglement nationaliste, paranoïa anti-occidentale, respect inconditionnel de la hiérarchie, culte du secret (la transparence — « glasnost » —  promue par Gorbatchev semble loin d’être acquise). Autant de réflexes hérités du soviétisme qui ont conduit le haut-commandement à gérer de manière désastreuse à la fois le sauvetage des marins et la communication en direction des familles et du grand-public. Le film s’inscrit dans une critique du système soviétique classique dans le cinéma de la Guerre Froide (visible jusque dans À la poursuite d’Octobre rouge — The hunt for Red October, 1990 —, autre film de sous-marin), qui le montre comme un totalitarisme impitoyable qui broie les individus.

L’humanité face à la raison d’État   

Mais le discours de Thomas Vinterberg est plus large : c’est l’humanité qu’il oppose à la froide raison d’État. Le film prend le temps de nous présenter les personnages, de les doter d’une épaisseur humaine. Il s’ouvre par une scène de bonheur familial d’une banalité voulue (Misha prend son bain, Tania fait la vaisselle), suivie par une séquence de mariage qui réunit toute la communauté des sous-mariniers (qui n’est pas sans rappeler l’ouverture de Voyage au bout de l’enfer (The Deer hunter) de Michael Cimino).
Ces deux scènes montrent les liens indéfectibles, amoureux, filiaux, amicaux, qui lient les personnages entre eux. Ce sont ces liens qui leur permettront d’affronter l’adversité : Mikhail « tient » grâce à la photo précieusement gardée de sa femme et de son fils ; quant au groupe des marins, il se ressoudera autour des mêmes rituels qu’il avait pratiqués lors du mariage : partager de la nourriture et de l’alcool, échanger des blagues, entonner à l’unisson des chansons de marins. Après avoir accompagné les derniers instants des marins dans un final poignant, le film se termine sur une autre cérémonie, celle donnée en l’honneur des soldats. Thomas Vinterberg boucle la boucle en retrouvant le personnage du jeune Misha. C’est à lui, témoin impuissant et muet du drame, orphelin d’un père adoré, que reviendra le geste de révolte qui vengera la communauté, et redonne au spectateur un espoir en l’humanité.