Caille redouble©Gaumont Distribution

Re-lecture philo : Camille redouble et Nietzsche

Analyse
de Noémie Lvovsky
115 minutes 2012

"Et si c’était à refaire ?". Voilà la formulation la plus simple d’un désir de l’impossible chez l’homme : si j’avais une seconde chance,  celle de reculer dans le passé à un carrefour de ma vie, à un croisement dont tout dépend, referais-je les mêmes choix, emprunterais-je les mêmes voies ? La question crée le vertige : ce qui n’est qu’une expérience imaginaire me renvoie à l’écart infini entre ce que je veux et ce que je peux.

Camille, actrice quadra et alcoolique, en pleine rupture conjugale et menacée d’expulsion, n’a pas le temps de se poser la question : à la faveur d’un évanouissement éthylique le 31 décembre, elle rembobine le film de sa vie jusqu’à ses seize ans, affres sentimentales et bouffonneries lycéennes comprises. Tout recommence, à cette nuance près qu’elle connaît la suite, et précède en conscience les événements qui ont forgé son destin : la rencontre de son premier et seul amour, la mort de sa mère, l’attente d’un enfant, précipité euphorique et tragique dont elle ne s’est jamais remise.
Que veut-elle, que peut-elle faire ? La trajectoire de cette héroïne (qu’on ne dévoilera pas) marche sur la corde raide entre la volonté et la puissance d’agir, le savoir n’ayant somme toute qu’un impact mineur (mais consolateur) sur la suite de son parcours.  A l’intérieur de la  concrétisation de l’impossible, les limites du réel subsistent : Camille ne peut pas tout changer, mais chacune des petites décisions prises sera déterminante. Selon quel principe choisir alors ? Camille se débat entre le calcul rationnel, qui prévoit les conséquences s’enchaînant comme autant de dominos, et la passion amoureuse qui lui commande de vouloir à nouveau, dans un élan entier, le bonheur et le malheur, réunis et indissociables.

Aussi, ce n’est qu’en apparence qu’elle adopte la morale quasi-stoïcienne des groupes type alcooliques anonymes : Mon Dieu, donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer, le courage de changer celles que je peux, et la sagesse d’en connaître la différence. La distinction entre ce qui lui revient (changer ses désirs) et de ce qui ne lui appartient pas (arrêter le temps, éviter le pire) n’est pas complètement opérante. Entre tentatives avortées de résister au destin, reculades et abandons maladroits, Camille reconnaît progressivement l’évidence : elle doit finalement accepter, avec ses quelques variations, le retour du même. Plus que de morale stoïcienne, il s’agit alors d’un acquiescement nietzschéen à la vie, celui d’une convalescente (extraordinaire scène de clôture) qui a passé l’épreuve de la mélancolie.  Au paragraphe 341 du Gai Savoir*, Nietzsche invente cette fiction : "Et si un jour, ou une nuit, un démon te suivait dans ta suprême solitude et te disait : « Cette vie, telle que tu la vis actuellement, telle que tu l’as vécue, il te faudra la revivre encore une fois, et d’innombrables fois ; et il n’y aura rien en elle de nouveau, au contraire ! La moindre douleur et la moindre joie, la moindre pensée et le moindre soupir, ce qu’il y a d’infiniment grand et d’infiniment petit dans ta vie reviendra dans le même ordre – cette araignée aussi, et ce clair de lune entre les arbres, et aussi cet instant et toi-même". Face à un tel destin, selon Nietzsche, la tentation est grande de maudire et de s’attrister. La mélancolie, ajouterons-nous, est de cet ordre, pour Camille comme pour chacun de nous : le désespoir d’être face au même instant, dans le non-renouvellement des promesses et la certitude du lendemain. Mais le philosophe ajoute une seconde possibilité qui correspond à l’abandon de Camille à la force du destin, "aimer la vie", s’aimer soi-même,  "pour ne désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation".
L’acquiescement à la vie, qui dans le même mouvement, donne et prend, crée et détruit, sans intention maligne, dans l’innocence du devenir, voilà ce à quoi elle consent. Et tout le miracle du film tient là, bien plus qu’au retour dans le temps.  

*Nietzsche, Le Gai Savoir, par. 341, trad. H. Albert, revue par M. Sautet, Livre de poche, 1993, p. 339-340.