Renoir©Mars Films

Renoir : présence de la peinture

Analyse
de Gilles Bourdos
112 minutes 2013

Dès ses débuts, le cinéma a fait la part belle à la narration. Parce qu'elles défilent, les images se font oublier, servant avant tout l'histoire. Aussi évidente soit-elle, cette observation conduit sans doute Wim Wenders à affirmer que, comme le cite Joëlle Moulin dans son introduction de Cinéma et Peinture (éditions Mazenod), "La présence est picturale", autrement dit la présence reste l'apanage de l'image immobile, matérielle et fixée sur la toile, qui se laisse contempler dans la durée.
Le Renoir de Gilles Bourdos prend le parti de la présence, quitte à reléguer au second plan le récit, celui du passage de témoin entre deux hommes, deux siècles, deux formes d'expression artistiques, reliés par un personnage-pivot : Andrée, le dernier modèle du père (sans doute envoyée par Henri Matisse qui, la croisant, cru voir un "Renoir" vivant), qui deviendra l'actrice et la femme du fils devenu cinéaste. Gilles Bourdos introduit en effet dans son cinéma une sorte de picturalité transposée, allant même jusqu'à composer à la manière des impressionnistes, à l'aide de touches visuelles – petits fragments que le montage laisse apparents et parfois détachés. L'apparent brouillage des épisodes libère le regard des contingences narratives et le conduit à s'abandonner à la  douceur des images. En cela, déjà, on pourrait parler du film comme d'un Renoir. Régulièrement, en effet, le film consacre de longs et lents plans aux feuillages balayés par le vent, aux lumières poudrées de l'été provençal, aux miroitements sur la baie de Cagnes. La caméra s'attarde, captant les images et les sons, offerte entièrement aux sensations. Sensations, un mot qui fait songer tout autant au voisin aixois – Paul Cézanne, évoqué au détour d'un dialogue à propos des pommes – qu'à la volonté acharnée du vieux peintre diminué par les rhumatismes de revenir à la source de tout, la beauté – celle d'Andrée, le dernier modèle, accordée à celle du paysage, dont Renoir disait : "Dans ce pays merveilleux, il me semble que le malheur ne peut pas vous atteindre; on y vit dans une atmosphère ouatée" (Georges Rivière, Renoir et ses amis).
Si ses deux fils ne s'y trouvaient engagés en cette année 1915, même la guerre se ferait oublier.

Couleurs
"C'est la couleur qui doit donner la structure" assène le vieux peintre à son fils Jean, le futur cinéaste. Gilles Bourdos opte pour les teintes chaudes, presque cuivrées : jeux de lumière dans les feuillages, poussière ocre, murs en bois de l'atelier, étoffes et coussins et bien entendu, filmées avec un soin et une sensualité tout particuliers, la peau et plus encore la chevelure rousse d'Andrée qui semble irradier tout l'espace alentour. Mais Renoir dit aussi, dans ses Ecrits, entretiens et lettres sur l'art, qu'"Il faut s'éloigner de l'enivrement de la vraie lumière et digérer ses impressions dans la grisaille d'un appartement". Contrastent par conséquent avec les séquences éblouissantes du plein soleil, celles tournées dans la pénombre de la maison, lieu où s'expriment les douleurs, les colères, les peines. Les dernières années de la vie de Renoir seront faites de ces allers et retours entre le bonheur de peindre la lumière du jour et le malheur de nuits sans sommeil causées par le deuil et la douleur, clair-obscur de la vieillesse qui ne se résigne pas à abandonner une œuvre entamée depuis une cinquantaine d'années.  

Les yeux du peintre
Nous voyons Renoir. Michel Bouquet lui insuffle une présence corporelle tout à fait saisissante, qui ne nous épargne presque rien: ses mains déformées qui ne peuvent plus saisir les pinceaux (pour lui permettre de continuer à peindre, la Grande Louise ou "La Médecine", deux des femmes qui l'entourent, glissent les pinceaux entre la peau et des bandages noués autour de ses paumes), son corps amaigri, son visage creusé, ses pieds gonflés – des pieds d'éléphants raillait-il. Mais nous voyons aussi ce que Renoir voit. Un plan est à ce propos tout à fait éloquent. Au bord de la rivière où toute la maisonnée prend le frais, Renoir peint et nous suivons les mouvements rapides de son pinceau ; puis le regard quitte la surface de la toile pour glisser vers le paysage. L'image floue laisse seulement apparaître une grande forme rouge, la robe que porte Andrée. Le regard reste accommodé à la toile, façon d'affirmer le primat de la peinture sur tout autre considération. Image manifeste qui se passe des mots. Témoignent aussi de ce point de vue, que l'on pourrait qualifier d'interne, ces plans en contre-plongée sous les arbres de la propriété – spectacle que Renoir, légèrement à la renverse, devait regarder lorsque ses fidèles servantes le portaient vers son atelier. 

Citations
Enfin, la peinture est là : tableaux accrochés dans toutes les pièces de la maison, gueule cassée au monocle tout droit sorti d'un tableau d'Otto Dix pour rejoindre le cabaret où Andrée officie, natures mortes attendant d'être cuisinées, motif de la baigneuse évoqué par la nudité d'Andrée marchant au milieu du paysage, simplifications plastiques à venir, perceptibles dans le visage représenté par Coco à l'aide de simples feuilles disposées sur le sol de la terrasse. Bourdos semble aussi citer très fidèlement ce petit film tourné par Sacha Guitry en 1915, Ceux de chez nous, où l'on voyait déjà Renoir vêtu du même épais manteau et de la même casquette, calé dans la même chaise cannée. Ne lui manque que la cigarette que son fils lui glisse entre les lèvres et dont le véritable Renoir tire de grandes bouffées. Et lorsque le personnage de Renoir prend la parole, à propos de l'art, de la guerre, de la vieillesse, il s'agit très souvent de citations tirées de ses écrits ou des mémoires de ceux qui l'ont côtoyé, y compris, pour évoquer l'harmonie des couleurs, ce très direct "il faut que ça baise !".