Sicilian ghost story © Jour2fête

"Sicilian ghost story montre le vrai visage de la mafia, pas la mythologie que le cinéma met habituellement en scène"

Entretien
de Antonio Piazza
117 minutes 2018

Sicilian Ghost Story a pour point de départ l’enlèvement d’un enfant par la mafia sicilienne en 1993. Pourriez-vous nous raconter ce qui est arrivé au vrai Giuseppe Di Matteo ?

Giuseppe Di Matteo était le fils d’un mafieux, Santino di Matteo, qui appartenait au clan des Corléonais, un clan en pleine ascension en Sicile. En juin 1993, Santino di Matteo est arrêté par la police, et inculpé pour une dizaine d’homicides ainsi que pour sa participation à l’assassinat du juge Falcone. Très rapidement, il décide de collaborer avec la police pour alléger sa peine, devenant ce qu’on appelle un « repenti ». L’enlèvement de son fils, le 23 novembre 1993, vise donc à le faire taire. Giuseppe Di Matteo, qui est alors âgé de 11 ans, est enlevé par des mafieux déguisés en policiers, qui lui promettent de l’emmener voir son père, qu’il n’a pas vu depuis longtemps. L’enfant suit ces faux policiers, sans se méfier. Il sera séquestré pendant 779 jours (plus de deux ans !), et tué le 11 janvier 1996, étranglé par ses geôliers. Son corps fut ensuite dissous dans l’acide.

La mafia sicilienne était-elle coutumière de ces enlèvements et meurtres d’enfants ?

De manière générale, la mafia sicilienne n’a jamais trop eu recours aux séquestrations, qui demandent une certaine organisation logistique. Et même en Calabre, où elles sont plus fréquentes, elles visent plutôt à obtenir une rançon qu’à punir un mafieux repenti. Quant au ciblage des enfants par la mafia, il est très rare. En 1948, un jeune berger de 13 ans, témoin d’un meurtre mafieux, a été éliminé par un médecin appartenant à la mafia. Mais cette histoire et celle de Giuseppe di Matteo sont des exceptions.

Quel impact le meurtre de Giuseppe Di Matteo a-t-il eu, à l’époque, sur l’opinion publique italienne ?

Je n’ai pas trouvé de trace d’une émotion particulière dans la population sicilienne. Il faut savoir qu’à l’époque, une large partie de la population considérait Giuseppe Di Matteo comme « le fils de l’infâme » - l’infâme étant, dans le vocabulaire mafieux, un terme utilisé pour décrire celui qui parle à la police. 

Sicilian Ghost Story met en scène l’inertie des habitants du village, qui ne s’émeuvent pas outre mesure de la disparation de Giuseppe. Cette attitude témoigne-t-elle, selon vous, d’une peur de la mafia ou d’un accommodement à sa présence ?

On le voit en effet bien dans le film : la population préfère se taire, de peur de déplaire à la mafia qui contrôle très largement le territoire et les mentalités. La mère de Giuseppe elle-même hésite à aller déclarer la disparition de son fils à la police. En cela Sicilian Ghost Story illustre bien la culture de l’omerta qui prédomine dans ces régions. Un proverbe sicilien le dit d’ailleurs très clairement : « celui qui parle peu vit cent ans »…

Dans le film, seule Luna refuse de se soumettre à cette loi du silence. C’est cela qui rend son personnage si fort. Comment expliquer cette emprise locale de la mafia ?

Il faut pour cela revenir aux origines de la mafia sicilienne, au 19e siècle. Dès le départ, la mafia s’est construite à proximité du champ légal : les mafieux ont toujours été insérés dans la société civile. Cette proximité avec le champ légal est d’ailleurs une caractéristique propre à toutes les mafias, qu’elles soient japonaises, chinoises ou italiennes. Au 19e siècle, quand la mafia s’établit, les mafieux exercent donc des métiers d’intermédiation ou de surveillance : ils gardent les champs, résolvent les disputes entre voisins, font office de médiateur. Or quand vous êtes celui qui protège ou qui juge, vous devenez vite une référence. De plus, les gens que vous aidez (notamment dans le cas de différents de voisinage) ont une dette de gratitude envers vous. La mafia a donc rapidement construit une grande légitimité territoriale… Et cette légitimité a peu à peu été reconnue par les institutions. Lors du débarquement allié en Sicile par exemple, en 1943, on expliquait aux soldats américains qu’ils devaient prendre contact avec les chefs mafieux pour avoir les meilleurs renseignements sur le terrain. Auprès des populations locales aussi, la mafia alterne sans cesse entre menace et légitimité. Si aujourd’hui à Palerme 80% des commerçants payent le pizzo (l’impôt illégal prélevé par la mafia, une forme de racket), c’est autant parce qu’ils ont peur d’éventuelles mesures de rétorsion que parce qu’ils savent que ceux qui payent sont protégés par la mafia. Cette légitimité de la mafia naît enfin de la faillite de l’État italien. Sur le plan économique notamment, la mafia crée des emplois dans des territoires extrêmement fragiles, où les habitants ont l’impression d’être abandonnés par l’État.

L’enlèvement et le meurtre de Giuseppe Di Matteo ont lieu au début des années 90. Comment expliquer cette survenue d’une violence aussi extrême ?

Dans l’histoire de la mafia, les phases de grande violence correspondent à des périodes de reconfiguration des pouvoirs entre les clans. Des années 1980 à la fin des années 1990, deux factions mafieuses s’affrontent en Sicile pour le contrôle du territoire et du trafic de drogue : les Corleonais, clan auquel appartenait le père de Giuseppe Di Matteo, et les Palermitains. L’État et la justice italiens s’attaquent par ailleurs plus frontalement au phénomène mafieux. La violence atteint des niveaux jusqu’alors inconnus, avec notamment les assassinats des juges Falcone et Borsellino. Cette phase de violence se termine à la fin des années 1990. La mafia sicilienne rentre alors dans une stratégie de dissimulation, investissant intensivement dans l’économie légale et illégale.

Quelle est la puissance de la mafia aujourd’hui ?

En Sicile aujourd’hui, la mafia est très présente, très puissante, mais moins visible. Beaucoup d’Italiens ont donc le sentiment qu’elle est moins dangereuse, ce qui est une illusion. Bien sûr, la violence directe a beaucoup reculé, car l’intimidation suffit. Mais économiquement et socialement, la mafia représente un vrai danger. L’économie, quand elle est contrôlée par des mafieux, n’est pas performante : il y a des fuites d’argent, du racket, et de l’autocensure de la part d’entrepreneurs qui préfèrent limiter la croissance de leur entreprise plutôt que d’attirer l’attention. Les acteurs honnêtes préfèrent, eux, partir ailleurs pour développer leurs business. On assiste donc à une stérilisation de l’économie dans les territoires contrôlés par la mafia. Sur le plan social, la relative bienveillance envers la mafia pose question : quand vous voyez que le mafieux s’en sort beaucoup mieux que vous, votre rapport à la légalité va très probablement être modifié. Enfin, au niveau politique, la mafia est fortement intriquée avec le pouvoir local. Elle pratique ce qu’on appelle le « vote d’échange », demandant à ceux qui lui sont tributaires de voter pour un candidat qui, une fois élu, lui renvoie l’ascenseur en lui faisant des faveurs.

En dehors du système judiciaire, y a-t-il des gens qui luttent contre ce pouvoir de la mafia ?

Un matin de 2004, tout Palerme a découvert dans les rues des petites affichettes sur lesquelles on pouvait lire : « un peuple entier qui paye le pizzo est un peuple sans dignité ». Ces messages ont provoqué un grand émoi dans la ville. C’est en fait un groupe d’étudiants qui était à l’origine de cette action spectaculaire : arrivés en fin d’études, ils refusaient d’être soumis au pizzo une fois insérés sur le marché du travail. Leur association, nommée Addiopizzo, existe toujours. Elle fédère un réseau de commerçants qui ne payent plus l’impôt de la mafia. La mafia, dont la stratégie est de se rendre presqu’invisible, laisse faire. Une manière pour elle de dire : « si on existait vraiment, la vie de ces gens qui refusent notre racket ne serait pas si paisible. »

La clarification récente de la position de l’Église catholique est-elle également un pas important dans la lutte contre la mafia ?

Les grands discours du pape François sur la mafia ont en effet changé la donne. Pendant longtemps, les relations entre l’Église et la mafia ont été plus qu’ambiguës. Dans les villages du sud de l’Italie par exemple, de nombreuses processions religieuses s’arrêtaient devant les maisons mafieuses, une façon de reconnaitre et saluer l’importance du chef mafieux sur un territoire. Aujourd’hui, une partie du clergé refuse ces pratiques. Et certains prêtres interdisent les funérailles publiques pour les chefs mafieux.

Les réalisateurs de Sicilian Ghost Story, tous deux siciliens, se disent « hantés » par le souvenir de Giuseppe Di Matteo. Quelle mémoire l’Italie d’aujourd’hui a-t-elle des crimes de la mafia ?

L’Italie commémore tous les ans les assassinats des juges Falcone et Borsellino, et plusieurs associations, dont la plus connue Libera, se rendent dans les écoles pour raconter aux élèves les crimes de la mafia. Mais il n’y a pas pour autant de condamnation unanime de la mafia et de ses crimes. En juillet 2017, à Palerme, une stèle dédiée à la mémoire du juge Falcone a été vandalisée. Dans un autre registre, le fait que Roberto Saviano (l’auteur de Gomorra, enquête-choc sur l’emprise de la Camorra napolitaine, adaptée au cinéma par Matteo Garrone) soit haï par une partie de la population napolitaine est tout aussi révélateur : les habitants de Naples reprochent à Saviano de salir l’image de leur ville ; ils perpétuent ainsi cette culture du silence chère à la mafia.

Justice a-t-elle néanmoins été rendue aux victimes de la mafia et à leurs proches ?

Il y a eu de nombreux procès et condamnations. Entre février 1986 et décembre 1987 par exemple, le « maxi-procès » a mené à la condamnation de centaines de mafieux. Mais beaucoup sont toujours en cavale, comme Matteo Messina Demaro, le n°1 de la mafia sicilienne – et l’un des bourreaux de Giuseppe Di Matteo. La justice fait son travail, mais la pieuvre a de très nombreuses têtes : la Sicile compterait environ 5 000 mafieux ! La justice cherche aussi à connaître le degré d’imbrication de la mafia et de l’État italien. Un procès est d’ailleurs en cours pour déterminer si l’État et la mafia ont négocié après les assassinats des juges Falcone et Borsellino. Assassinats dont on se demande toujours qui les a commandités.

Un élément important du processus judiciaire mené contre la mafia est l’apport des repentis, comme le père de Giuseppe Di Matteo. Quelles sont les motivations de ces repentis ?

Elles sont très diverses. L’un des premiers repentis s’appelle Leonardo Vitale. Il a parlé en 1973. Issu d’une famille mafieuse, il a voulu expier ses fautes après une crise mystique. Mais personne n’a voulu le croire, et il a été envoyé dans un asile. La police ne pouvait pas imaginer qu’un mafieux décide de lui livrer des renseignements cruciaux, ni qu’un petit mafieux comme Vitale soit au courant d’informations aussi décisives. Mais dix ans plus tard, Tommaso Buscetta, un grand chef mafieux et le plus célèbre des repentis, a parlé à son tour, confirmant les informations données par Vitale. En brisant le silence, Buscetta voulait venger les dix membres de sa famille tués par la mafia. Il est ensuite devenu le témoin clé du maxi-procès de 1986-1987. Mais il n’a jamais complètement rejeté la mafia. Il déplorait simplement que la mafia des années 1990 soit devenue trop violente, qu’elle ne soit plus aussi « bonne » que la mafia historique. C’est d’ailleurs le discours que tenait la majorité des repentis dans les années 1980-1990.

Qu’en est-il de la représentation cinématographique de la mafia ? Correspond-t-elle à la réalité ?

L’Italie produit de très nombreux films sur la mafia. Mais une partie de cette production donne une image biaisée de la mafia, reprenant à son compte les représentations fausses du cinéma américain : une esthétique de la violence, une valorisation de la mafia, l’insistance sur le caractère bienveillant du père de famille mafieux. Autant de problèmes que l’on retrouve dans Le Parrain de Francis Ford Coppola :  un très bon film bien sûr, mais je serais presque tentée de dire qu’il s’agit du plus mauvais film jamais réalisé sur la mafia, tant l’image qu’il en propose a nourri le mythe.Je pense qu’à l’inverse de ce qu’a fait Coppola, le cinéma peut et doit montrer le vrai visage de la mafia. C’est ce que j’ai apprécié dans Sicilian Ghost Story, qui va à l’encontre de la mythologie mafieuse. Il montre la mafia dans toute son horreur, elle qui va jusqu’à tuer un enfant pour faire taire un repenti. Et il n’y a pas d’esthétisation de la violence : assister ainsi à la dégradation physique de Giuseppe pendant ses 779 jours, même par le truchement du cinéma, est une expérience douloureuse.

Comment interprétez-vous le dernier plan : annonce-t-il un espoir pour la Sicile ?

Ce n’est pas l’interprétation que j’en ai. Il faut se rappeler que l’on voit, juste avant, les restes de Giuseppe être jetés dans l’eau dans lac. Le fait que Luna et ses amis se retrouvent eux aussi dans l’eau – cette fois-ci celle de la mer – évoque pour moi l’idée d’une présence poisseuse (les restes de Giuseppe / la mafia) dont il est quasiment impossible de se défaire. 

Clotilde Champeyrache est économiste, spécialiste des mafias. Maîtresse de conférences à l’Université Paris VIII, elle enseigne également au Conservatoire National des Arts et Métiers. Parmi ses publications : Quand la mafia se légalise. Pour une approche institutionnaliste (CNRS éditions, 2016) ; Sociétés du crime. Un tour du monde des mafias (CNRS éditions, 2011).