En guerre©Diaphana Distribution

Stéphane Brizé met à nu l'origine de la violence

Critique
de Stéphane Brizé
113 minutes 2018

Le collectif impossible ?
S’il y a entre En Guerre et La Loi du marché de très nombreuses similarités (même réalisateur, même acteur, même approche naturaliste, même interrogation sur les dégâts du libéralisme), le premier se distingue du second sur un point essentiel : là où Vincent Lindon était l’unique héros de La Loi du marché, il n’est dans En Guerre qu’un personnage parmi d’autres, inclus dans un collectif sur lequel le film repose entièrement. Une écrasante majorité des scènes d’En Guerre sont en effet des scènes de groupe (qu’il s’agisse de réunions, d’interventions dans l’usine ou de moments d’attente partagés), et le personnage principal qu’incarne Lindon n’est que très tardivement détaché du collectif pour être montré dans son individualité (chez lui, en famille).
Ce choix de ne pas définir trop fortement le héros du film rend En Guerre moins puissant émotionnellement que La Loi du marché – car moins propice à l’identification personnage/spectateur -, mais beaucoup plus politique : cette fois, Lindon n’est plus seul face à la « loi du marché » ; il est membre d’un collectif décidé à lutter. Les patrons du film l’ont d’ailleurs bien compris : cette unité entre ouvriers de l’usine représente la plus grande menace contre le plan social qu’ils veulent imposer. Ils n’auront de cesse de vouloir briser ce collectif, dénonçant les uns comme des agitateurs, appâtant les autres avec la promesse d’une prime supplémentaire.

Violence des dominé·e·s, violence des dominant·e·s
Manifeste pour l’action collective, En Guerre permet aussi de penser la question de la violence. Sans trop en révéler, le film procède d’une gradation de la violence, atteignant un point de rupture lorsqu’il met en scène un acte de violence physique de la part d’ouvriers de l’usine. Brizé ne légitime pas cette violence, mais interroge ses ressorts. Le mépris dont font preuve les cadres de l’entreprise (l’un expliquant que les futurs chômeurs n’auront qu’à déménager s’ils veulent retrouver du travail) n’est-il pas aussi, voire plus, brutal que cette agression physique ? Le réalisateur reprend ainsi à son compte les mécanismes décrits par la dessinatrice Emma dans une petite BD publiée au moment de "l’affaire de la chemise" chez Air France : l’idée que les actes de violence physique commis, au moment de luttes, par des personnes dominées socialement ou économiquement ne peuvent être détachés de la violence symbolique que ces personnes subissent à longueur de journée.

La bataille des images
Ainsi, là où les médias relaient souvent ces actes comme s’ils étaient isolés, mettant en scène la brutalité de leur surgissement (le reportage d'actualité montré dans le film parle d'un "déchaînement de violence"), En Guerre les réinsère dans un continuum, où la violence symbolique précède souvent l’apparition de la violence physique : Brizé filme les réunions, les négociations, les humiliations, et la disproportion des forces qui lui préexistent. Mais cette violence symbolique, plus policée, plus légitime, moins spectaculaire, était passée sous le radar des faux médias du film. En Guerre insiste ainsi sur le pouvoir des images, et sur la nécessité, pour le cinéma comme pour la lutte sociale, de mettre en scène : le public ne croyant que ce qu’il voit, les images sont des supports essentiels de la lutte des salariés. Là se trouve ainsi la raison d’être du film de Stéphane Brizé : révéler ce qui n’est que trop peu visible, et faire voir la violence qu’on ne voit pas. À cet égard, le pari d’En Guerre est totalement réussi.