La princesse de Montpensier©Studio Canal

"Tavernier passe par des imaginaires contemporains, car le XVIe siècle est un angle mort culturel"

Entretien
de Bertrand Tavernier
139 minutes 2010

Quel regard portez-vous sur la reconstitution de l’époque par Bertrand Tavernier ?

Je trouve le projet audacieux, car le XVIe siècle n’est que rarement représenté au cinéma. On ne peut guère citer que La Princesse de Clèves (Jean Delannoy, 1961) ou Michael Kohlhaas (Arnaud des Pallières, 2013). Les enjeux politiques et religieux de l’époque sont difficiles à faire comprendre. Il faut donc saluer l’audace de Tavernier. C’est courageux de s’attaquer au XVIe siècle !
Mais, d’un point de vue strictement historique, je qualifierais le résultat d’un peu bancal. Tavernier fait appel à de nombreuses références extérieures au XVIe siècle. Sa représentation du duc de Guise par exemple emprunte beaucoup aux films de samouraï : Gaspard Ulliel a les cheveux longs attachés en queue de cheval, et se bat même au bâton, ce qui n’existait absolument pas au XVIe siècle ! Mais Tavernier est obligé de passer par des imaginaires plus contemporains, car le XVIe siècle est un angle mort culturel. Les spectateurs n’ont aucune idée de ce à quoi ressemblait la période.

La princesse de Montpensier du film est donc, elle aussi, anachronique ? 

Elle nous est dépeinte comme une femme rebelle, qui cherche à être indépendante. Ce n’est pas tellement conforme aux pratiques du XVIe siècle. Mais c’est intéressant, car la morale de Tavernier diffère fortement de celle de Mme de Lafayette. Dans le film, la passion amoureuse devient un facteur d’émancipation, alors que dans la nouvelle, la princesse est punie pour avoir mal agi.

Qu’en était-il justement de la passion amoureuse dans la noblesse du XVIe siècle ? Les jeunes gens de haut rang pouvaient-ils se marier par amour ?

Absolument pas. Les garçons et les filles étaient mariés de force. Leurs parents décidaient pour eux, en vertu d’une diplomatie matrimoniale extrêmement importante à cette époque-là, dans toute l’Europe. Parfois même, c’est le roi lui-même qui dictait les unions ! Le mariage était l’objet premier de la politique, il permettait de donner aux uns et aux autres des droits pour des terres ou des seigneuries. Il ne fallait absolument pas rater le mariage de ses enfants, on ne pouvait pas les laisser se charger d’une affaire aussi importante.
Certains ont tenté d’arracher plus de liberté matrimoniale. Marguerite de Valois, à l’époque où elle n’était pas encore la reine Margot, a essayé de mener une vie sentimentale autonome. Mais elle a échoué, ce qu’évoque d’ailleurs le film : elle a vécu une idylle avec le duc de Guise, qui lui a valu de sévères remontrances de sa mère, Catherine de Médicis.

Aucun prince, aucune princesse de cette deuxième moitié du XVIe siècle n’a donc réussi à échapper à ces mariages forcés ?

Il y a quelques exceptions. Henri III par exemple (qui est encore duc d’Anjou dans le film de Tavernier) a épousé Louise de Lorraine, une toute petite princesse qui n’avait ni argent ni terre. Sa mère, Catherine de Médicis, qui était obsédée par le mariage de ses enfants, était furieuse. Mais elle n’a pas pu empêcher cette union.

Mariés de force, les jeunes nobles avaient-ils au moins le droit de divorcer ?

Chez les catholiques, le mariage est un sacrement. Il est donc impossible de divorcer. Dans de très rares cas, des mariages ont pu être annulés, au motif qu’ils n’avaient pas été consommés, qu’ils n’étaient pas consentis, ou qu’on avait découvert un lien de parenté trop proche entre les époux. C’est notamment le cas du mariage entre Henri IV et la reine Margot. Mais seul le pape pouvait annuler un mariage, ce qui était donc réservé aux princes et aux rois.
Certains époux ont pu également obtenir une séparation de corps et de biens, qui reconnaît le droit à ne plus vivre ensemble mais n’autorise pas à se remarier. Mais c’était là aussi une exception. C’est pour cela que, dans le film, quand la princesse de Montpensier assure au duc de Guise qu’elle va quitter son mari pour se remarier avec lui, cela paraît peu plausible. 

Qu’en était-il de l’adultère ?

L’adultère était bien sûr pratiqué, dans la noblesse comme ailleurs. Cela a d’ailleurs donné lieu à quelques affaires publiques retentissantes, et à des assassinats. Mais il n’était pas toléré par la société. Sauf pour le roi ! De nombreux rois de l’époque ont vécu des situations de concubinage ou de ménage à trois. La maîtresse d’Henri II, Diane de Poitiers, avait même un rôle de représentation officiel, à côté de la reine qui était, elle, chargée de donner des héritiers au trône de France.
Cette tolérance envers les compagnes du roi est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles Henri III a surpris ses contemporains. Il n’a qu’une femme, aucune maîtresse officielle, et surtout aucun enfant. Or, avoir un héritier est le premier devoir du roi. D’où les nombreuses rumeurs sur sa virilité.

D’où viennent ces rumeurs autour de l’homosexualité présumée d’Henri III ?

La légende des mignons apparaît dès la fin des années 1570. Des textes et des poèmes satiriques dénoncent les mœurs de la cour, présentée comme une école de débauche. Mais ces rumeurs ne visent au départ pas Henri III. Ce sont les protestants, hostiles à Catherine de Médicis et à son entourage italien qui font courir des bruits sur la pratique de la sodomie par les Italiens.
À la fin des années 1580, ces moqueries migrent sur l’entourage d’Henri III, puis sur le roi lui-même. Cette fois, ce sont les catholiques ligueurs, hostiles à Henri III, qui sont à la manœuvre. Cette légende des mignons est donc avant tout d’ordre politique.

La sexualité était-elle une question taboue au XVIe siècle ?

Non, les gens parlent de sexualité à cette époque-là. Le poids des interdits n’est pas encore trop écrasant, comme ce sera ensuite le cas au XVIIe siècle.
De plus, il faut bien imaginer que, chez les gens du peuple, on dort à plusieurs dans un même lit, pour se tenir chaud. On en sait donc beaucoup très tôt. Mais c’est moins vrai dans les milieux aisés. Et il ne faut pas non plus imaginer le XVIe siècle comme une période où les gens vivent à l’état de nature, car cet état de nature n’existe pas. Simplement, on a jusqu’au milieu du XVIe siècle un rapport au corps très simple. Les fonctions corporelles ne sont pas encore totalement privatisées, même si elles sont en train de le devenir. On peut encore recevoir dans sa baignoire, ce qui sera inconcevable au XVIIe siècle.

Le film met en scène l’introduction de la princesse de Montpensier à la cour royale. Que représentait la cour à cette époque-là ?

Au XVIe siècle, les Valois ont fait de la cour le centre politique et social de la grande noblesse. François Ier pensait qu’il fallait attirer la noblesse à la cour pour la connaître et la contrôler. Une idée à laquelle se ralliera ensuite Catherine de Médicis, qui collectionnait les portraits, en buste, de tous les nobles de la cour !
La grande noblesse, elle, est à la fois attirée et effrayée par la cour. Y aller, c’est se ruiner, littéralement. Mais tout se décide à la cour : les grands mariages, les charges, les commandements, les pensions…

La cour est donc un lieu flamboyant ?

Oui, d’ailleurs dans les années 1570-1580, la cour est systématiquement montrée du doigt comme un lieu de dépenses inconsidérées. On la voit aussi comme un lieu de perversion, puisqu’on y a introduit des femmes, ce qui n’était pas le cas avant.
Et la cour est aussi un lieu de violence. On s’y bat beaucoup, ce que montre bien le film. Les nobles passent leur temps les uns sur les autres, et se jalousent constamment. Forcément, des explosions surviennent. D’autant que ces années-là (1570-1580) sont marquées par une brutalisation des mœurs, liée aux guerres civiles successives. Le duel est une pratique très courante, et très meurtrière. C’est aussi une spécificité française !
Le film rend bien cette impulsivité. On le voit par exemple dès que le duc d’Anjou arrive dans une pièce : sa garde rapprochée écarte rapidement ceux qui s’approchent trop près de lui et n’hésite pas à mettre la main à l’épée.

Revenons sur le contexte politique et religieux du film. Comment se sont déroulées les guerres de Religion ?

C’est vrai que le contexte n’est pas extrêmement développé par Tavernier. Mais il ne l’est pas non plus dans la nouvelle. Madame de Lafayette parle seulement de la guerre pour évoquer les questions de loyauté et de fidélité mais ça ne va pas plus loin. Il faut dire que la période est complexe !
En janvier 1562, Catherine de Médicis fait signer au roi, son fils, un premier édit de tolérance. Cet édit accorde aux protestants la liberté de culte, à certaines conditions. Mais le massacre de Wassy, perpétré en mars 1562 par le duc de Guise (le père de celui du film) et ses hommes, marque le début de la première guerre de religion, qui durera jusqu’en 1963.
Catherine de Médicis parvient en effet à obtenir la paix. Son principal souhait est que l’autorité de ses fils soit respectée dans tout le royaume. Elle considère par ailleurs que les consciences sont à Dieu et que le devoir du roi (en l’occurrence, à l’époque, le roi, c’est elle), c’est la paix civile. Cette idée que la paix doit venir d’abord et la conversion des protestants ensuite est une grande révolution. Catherine de Médicis négocie avec les deux camps et finit par réussir à imposer la paix en 1563.
S’en suivent quatre années de trêve. Mais en 1567, Condé et d’autres chefs protestants reprennent les armes. Ils ont peur que se trame en secret leur perte et préfèrent donc se soulever. Surpris par cette insurrection, les catholiques ne leur feront plus jamais confiance. Les guerres reprennent, en 1567-68 puis entre 1568 et 1570. Elles sont de plus en plus dures. En 1569, Condé est tué à Jarnac. Tuer un prince du sang est un crime extrême : le choc est inouï, et les deux communautés comprennent qu’elles ne pourront plus jamais se réconcilier.
Pourtant, en 1570, la paix de Saint-Germain est miraculeusement négociée par Catherine de Médicis. Comme à chaque trêve, une amnistie est prononcée, les prisonniers sont libérés, le roi ordonne à tout le monde d’oublier ce qu’il s’est passé et la liberté de culte est accordée aux protestants. Le mariage entre Marguerite de Valois, catholique, et Henri IV, protestant, est célébré en août 1572. Il doit parachever cette paix. Mais quelques jours plus tard, le 22 août, l’amiral de Coligny échappe de peu à un attentat à Paris. Les protestants réclament la tête du duc de Guise, persuadés qu’il est derrière cet attentat. Le 23 août, la cour, craignant que les protestants ne reprennent les armes, décide de couper la tête du parti protestant. Il est question de tuer une vingtaine de personnes, pas d’un massacre. Mais quand la milice parisienne prend les armes, le 24 août, plus personne ne peut la maîtriser.

Ce que montre donc bien le film, c’est qu’il y a eu une succession assez rapide des périodes de guerre et de paix….

Oui mais il ne faut pas imaginer que tout le monde se battait tout le temps et que, de temps en temps, tout le monde se figeait ! La guerre coûte cher, elle est compliquée sur le plan logistique. Et on ne peut pas se battre en hiver car les routes sont impraticables. On n’est donc pas dans un chaos permanent. D’autant que les armées sont très prudentes. Elles évitent le plus possible la bataille, en misant plutôt sur des sièges ou des mouvements pour couper l’ennemi de ses bases-arrières.

Quelles armes étaient utilisées ?

Les chevaliers se battaient avec des lances, qui faisaient environ 4m de long. Ils avaient également des épées, et l’on apportait sur le champ de bataille des canons, bien qu’ils soient moins utiles qu’aux moments des sièges.
Mais la grande nouveauté du XVIe siècle, ce sont les pistolets : en tirant à bout portant, on peut tuer n’importe qui. Cela révolutionne la guerre car même un cavalier couvert de fer ne peut rien contre un pistolet.

Comment les princes combattaient-ils ? Se mêlaient-ils à la piétaille comme on le voit dans le film ?

Pour les batailles, Tavernier a voulu faire Kurosawa ! Dans la réalité, les grands seigneurs étaient tous capitaines, ils étaient couverts de fer, ne combattaient pas tête nue et ne descendaient jamais de cheval. Quand, dans le film, on voit Mayenne descendre de cheval pour rejoindre son frère, le duc de Guise, au combat, c’est sociologiquement impossible. Par contre, les princes allaient en effet sur le champ de bataille, et donnaient de leur personne dans la guerre.

Un homme de la noblesse pouvait-il décider individuellement de ne pas prendre part au conflit, comme le fait le comte de Chabannes ?

Bien sûr. Dans la noblesse, seuls 15 à 20% des hommes combattaient. Les autres restaient chez eux. On les appelait les « rieurs » : ceux qui riaient en attendant que ça passe. La noblesse du XVIe siècle était beaucoup moins militaire que sous Louis XIV.

Chabannes passe également d’un camp à l’autre, des protestants aux catholiques. C’est là aussi quelque chose de vraisemblable ?

Tout à fait. Revenir servir le roi est perçu comme totalement légitime. D’ailleurs, après la première guerre (1562-1563), nombreux sont ceux qui retournent dans le camp royal et se reconvertissent au catholicisme.

* Nicolas Le Roux est historien moderniste et professeur à l’université Paris XIII. Ses recherches se concentrent sur les guerres de religion. Parmi ses publications : Les Guerres de Religion, collection Que sais-je, PUF, 2016 ; La Faveur du roi. Mignons et courtisans au temps des derniers Valois (vers 1547-vers 1589), Seyssel, Champ Vallon, 2001