"Tous les groupes porteurs de la mémoire de la guerre d'Algérie s’estiment trahis"

Entretien
de Philippe Faucon
80 minutes 2006

Une réalité particulière
 
Le film de Philippe Faucon nous montre un aspect de la guerre d’Algérie qui a été peu filmé : une guerre faite d’attente, de tension quotidienne dans ces postes isolés, avec de brusques explosions de violence. On a du mal à comprendre que l’essentiel de cette guerre a été mené dans ce qu’on appelait à l’époque le bled, et pas dans les villes où vivaient en majorité les Européens. Ce film montre aussi une réalité dont on a peu parlé, celle du déplacement des populations paysannes par l’armée française. C’est un processus massif qui a concerné, de1956 à 1961 environ, près de deux millions de paysans. Quand on parle de la guerre d’Algérie on imagine des affrontements, des embuscades, des coups de main. On oublie la violence particulière subie par des populations paysannes déracinées et précarisées. 
 
Roque et Taieb

La force du film est de ne pas se limiter au point de vue du lieutenant français. Roque et Taieb sont deux personnages à part entière, aussi ambigus l’un que l’autre. Taieb est double bien sûr mais Roque l’est tout autant : il est à la fois très proche de ses appelés musulmans, et extrêmement méfiant. Toutes choses que la mise en scène retranscrit bien, par les silences, les regards…
 
Les appelés musulmans
 
Il ne faut pas confondre les harkis, troupes supplétives recrutées sur place, et les appelés qui accomplissaient leur service militaire comme les jeunes Français. En principe les Algériens, n’étant pas considérés comme citoyens français à part entière, n’avaient pas l’obligation de faire leur service militaire. A partir de 1957, l’armée française fait de plus en plus appel à eux, pour pallier ses problèmes de recrutement en métropole. Le processus s’accélère avec la série de mesures destinées à consacrer l’égalité citoyenne, décidées après l’arrivée au pouvoir de De Gaulle. En 1962, on estime leur nombre à 50 000 dans l’armée française.
 
Le piège
 
Les années 1958-60 marquent un fort durcissement du conflit, à la fois du côté français (c’est la conséquence du « Plan Challe ») et du côté de l’ALN de plus en plus acculée. Les jeunes appelés qui arrivaient dans ce contexte étaient piégés. Quel a été leur sort après le 19 mars 1962 ? Une grande partie a été intégrée à l’armée française, dans laquelle elle a fait carrière. Une deuxième partie a rejoint ce qu’après le cessez-le-feu on appelle la force locale. Une minorité enfin a réussi à se fondre dans la population et à échapper aux massacres. Mais les appelés étaient moins déconsidérés que les harkis, dont les commandos ont été engagés dans des actions très violentes à la fin de la guerre.
 
« Trahison »
 
C’est un mot-symbole pour la Guerre d’Algérie, de même que le mot d’abandon. Tous les groupes porteurs de la mémoire de cette guerre s’estiment trahis : les pieds-noirs par la parole du général De Gaulle, les harkis évidemment, mais aussi les officiers supérieurs français (qui se sont vus voler leur victoire), et quelque part également le peuple algérien qui a été dépossédé de sa victoire, de son indépendance. Ce sentiment de trahison et de dépossession a engendré une amertume tenace, de part et d’autre de la Méditerranée. C’est pourquoi la sortie d’un film sur la Guerre d’Algérie est toujours un événement…
 
L’authenticité
 
La Trahison a été tourné en Algérie, c’est suffisamment rare pour être souligné : la plupart des films français qui évoquent la Guerre d’Algérie ont été tournés en Tunisie ou au Maroc, ce qui induit une certaine déréalisation. Ici au contraire on sent l’Algérie réelle, à travers les paysages, la lumière, le dialecte.

Benjamin Stora est professeur des universités. Il enseigne notamment l’histoire du Maghreb contemporain et de l’immigration maghrébine en Europe à Paris XIII et à l’INALCO. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la guerre d’Algérie (voir son site internet).