Un thriller dans les arcanes de la justice internationale

Analyse
de Hans-Christian Schmid
110 minutes 2010

Un inquiétant théâtre d’ombres

La Révélation commence par nous emmener sur une fausse piste : un homme et sa famille se prélassent sur une plage espagnole, moment idyllique bientôt troublé par une menace confuse. On se rendra bientôt compte que celui que l’on prenait pour une victime traquée est en fait un suspect, et que derrière ce bon père de famille se cache un des plus grands criminels de guerre du conflit bosniaque (1992-1995).
A l’image de cette destabilisante entrée en matière, La Révélation de Hans-Christian Schmid nous fait entrer tambour battant dans les arcanes de la justice et de la diplomatie internationales, en mettant en scène le travail du TPIY, Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie. Un témoin soupçonné de parjure, une victime qui s’enferme dans le silence, un diplomate qui mène double jeu : à mille lieues de l’image rébarbative des grandes institutions internationales, Hans-Christian Schmid montre La Haye comme un inquiétant théâtre d’ombres, où chacun semble avoir quelque chose à cacher.
De coups de théâtre en rebondissements (le titre original, Storm, rend bien compte de l’énergie du film), La Révélation nous aura permis de saisir quelques-uns des enjeux de la géopolitique contemporaine, et nous aura posé des questions fondamentales sur la vérité et la justice.

Un thriller politique

Annoncé comme un « thriller », La Révélation tire sa force non pas d’une surenchère de spectaculaire mais au contraire de son souci de réalisme (description du déroulement très codifié du procès, des mesures draconiennes de protection des témoins) et d’une écriture d’une grande rigueur (toute l’action tient en une semaine, celle de l’ajournement du procès…). A la manière des grands thrillers politiques des années 70 (Les trois jours du condor de Sidney Lumet, Les Hommes du président d’Alan J. Pakula, certains films de Costa Gavras en France), son romanesque réside dans la façon dont des héros ordinaires (une fonctionnaire du TPIY, une jeune bosniaque émigrée en Allemagne) vont se retrouver confrontés à des enjeux qui les dépassent.
La mise en scène d’Hans-Christian Schmid parvient à rendre inquiétants les décors froids et impersonnels dans lesquels évoluent ses personnages (couloirs aseptisés des grandes institutions interna-tionales, chambres d’hôtel au luxe standardisé, halls glacés des aéroports…), magnifiés par la lumière bleutée du chef-opérateur Bogumul Godfrejow et les nappes synthétiques de la musique de The Notwist…
Le film mêle subtilement l’esthétique documentaire et les codes du thriller : le filmage caméra à l’épaule, les décadrages et recadrages, les effets de zooms nous donnent l’impression d’instants saisis sur le vif, d’images « volées » comme dans un reportage d’actualité ou un documentaire. Mais le sentiment d’urgence qu’ils confèrent au film se colore bientôt d’une inquiétude diffuse, comme si les héroïnes étaient constamment suivies, observées, menacées…

Un procès fictif

La Révélation relate le procès fictif de l’ex général serbe Goran Duric. Inspiré à la fois des cas de Ratko Mladic (commandant de l’armée des Serbes de Bosnie), Milan Lukic (chef de milice, condamné par le TPIY en juillet 2009) et autres chefs de guerre, le personnage fictif de Duric s’est tristement illustré dans les rangs de l’armée serbe durant la guerre de Bosnie. Accusé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, il est notamment jugé pour les déportations massives effectuées à Kosmaj dans le cadre de la politique dite « d’épuration ethnique ». Mais une faille dans le récit (apparemment accablant) du témoin-clé de l’accusation, Alen Hajdarevic, va gripper les rouages d’un procès dont l’issue semblait inéluctable.
Tout en restant très allusif, le scénario de Hans-Christian Schmid et Bernd Lange s’appuie sur un ensemble de faits réels, qui appartiennent à la fois à l’histoire de la guerre de Bosnie (les viols commis à Foca ou dans le camp de Vilina Klas), à la traque des criminels de guerre Radovan Karadzic (son procès s’ouvrira en mars 2010, voir ci-contre) et Ratko Mladic (toujours en fuite actuellement), et à l’histoire interne du TPIY (les démêlés de la procureure Carla del Ponte ou de sa porte-parole Florence Hartmann, conseillère technique sur le film, avec leur hiérarchie).
En condensant, privilège de la fiction, cet ensemble de faits  en une seule affaire et quelques personnages, La Révélation parvient ainsi à nous donner une idée à la fois claire et vivante des objectifs, des activités et des limites du TPIY.

La balance sans le glaive

Si elle trouve son origine immédiate dans l’impuissance de la communauté internationale à stopper les horreurs de la guerre de Bosnie, la mise en place du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie en février 1993 (par les résolutions 808 et 827 du Conseil de sécurité des Nations Unies) n’en marque pas moins une date historique.
Première juridiction pénale internationale depuis les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo, le TPIY affiche à l’origine des objectifs ambitieux. D’une compétence très large, il entend notamment ne pas se limiter aux responsables directs des exactions (militaires et paramilitaires), mais traduire également en justice les responsables politiques : cela se traduira entre autres par l’inculpation de l’ex-président Slobodan Milosevic.
Si ce précédent inspirera d’autres juridictions (le Tribunal Pénal International pour le Rwanda, puis la Cour Pénale Internationale), son fonctionnement s’est heurté à de nombreux écueils : obligation de mettre sur pied une jurisprudence quasiment ex nihilo, complication et lenteur des procédures judiciaires, absence de moyens de police propres.
Encore aujourd’hui, La Révélation montre à quelles pressions est soumis le travail du TPIY : pression médiatique, avec une opinion publique europénne qui s’inquiète des lenteurs et des ratés du tribunal, pression financière également, puisque les budgets de l’O.N.U. sont comptés. Or une justice rigoureuse et impartiale nécessite du temps et de l’argent, d’autant plus quand la défense se montre particulièrement opiniâtre : on peut prendre pour exemple les cas de Slobodan Milosevic (mort en détention provisoire avant le verdict de son procès) ou de Radovan Karadzic (qui multiplie actuellement les manœuvres dilatoires).
Mais la vraie faiblesse du TPIY réside encore aujourd’hui, dans son absence de moyens de police propres. Les représentations traditionnelles de la Justice la montrent portant la balance et le glaive : privé du second de ces attributs, le TPIY en est réduit à mendier l’aide des institutions internationales ou des pays. La Révélation montre les compromis, voire les compromissions auxquels la justice doit se résoudre pour arriver à quelques résultats.
Dans le film, le procès de Goran Duric a ainsi lieu en pleins pourparlers pour l’adhésion de la Serbie à l’Union Européenne. La situation est à double tranchant : si elle offre au TPIY un moyen de pression pour obtenir la coopération de l’état serbe, elle limite également ses investigations, de peur de gêner les dirigeants pro-européens en poste à Belgrade.

La femme comme champ de bataille

Les viols de masse commis sur des civils sont une réalité de tout conflit armé. Mais cette pratique a pris une toute autre ampleur et une toute autre signification durant la guerre de Bosnie et le génocide rwandais ; cela a conduit le TPIY et le TPIR (Tribunal Pénal International pour le Rwanda) a reconnaître le viol comme un « crime contre l’humanité ».
Loin de l’image traditionnelle de soudards désœuvrés cherchant à assouvir leurs besoins sexuels ou leur soif de vengeance, La Révélation montre que les viols commis par Duric et ses hommes sont soigneusement organisés et planifiés. Ces viols s’inscrivent dans un contexte idéologique imprégné de racisme ou « d’ethnicisme », et servent une politique théorisée et planifiée, celle dite de « l’épuration ethnique » : la haine s’adresse non pas seulement aux combattants ennemis mais à la collectivité entière, quels que soient l’âge et le sexe de ses membres.
En Bosnie le viol des femmes avait pour objectif non seulement de terroriser et de pousser à la fuite l’ensemble de la communauté musulmane, mais également de briser son intégrité psychologique et sa cohésion ; le fantasme ultime de cette politique étant de « reserbiser » la Bosnie, en enfantant des Serbes par le viol des musulmanes bosniaques.
A travers le personnage de Mira Arendt et de son frère, La Révélation montre les terribles conséquences psychologiques de ces crimes : si Mira se voit contrainte à l’exil pour refouler le traumatisme, son frère Alen se révélera incapable de surmonter sa douleur et sa honte (de n’avoir su ni protéger ni venger sa sœur). Le film pose ainsi la question ambivalente de l’oubli : oubli salvateur pour des sociétés avides de se projeter vers l’avenir (avenir qui rîme généralement avec l’Eldorado européen), mais oubli mortifère quand la justice n’a pas été rendue et que le deuil est impossible.

Un film, deux femmes

La force de La Révélation est d’incarner toutes ces questions dans deux puissants personnages de femme, dont la relation va servir de fil rouge au drame : Mira Arendt (Anamaria Marinca), jeune bosniaque émigrée en Allemagne, qui remettra en jeu son fragile bonheur pour affronter son ancien bourreau ; Hannah Maynard (Kerry Fox), procureure du TPIY dans le procès Duric, dont les convictions vont se heurter aux réalités diplomatiques.
Hannah et Mira incarnent le double visage d’une moderne Antigone : comme dans la tragédie grecque, leur voix mêlées vont contester la froide raison d’Etat pour réclamer justice… Le film oppose de manière frappante les décors froids et aseptisés du Tribunal à La Haye, où la violence de la guerre peut paraître bien abstraite, et le corps vivant de ses deux héroïnes, dont l’une est marquée dans sa chair.
Il est difficile de ne pas remarquer que les nom et prénom des deux héroïnes reconstituent celui de la philosophie allemande Hannah Arendt (1906-1975) qui a théorisé la banalité du mal à l’occasion du procès Eichmann (Eichmann à Jérusalem, 1961) ou réfléchi sur le totalitarisme (Les Origines du totalitarisme, 1951). Elle incarne sans doute ici une grande conscience européenne, dont la pensée critique et humaniste a apporté un peu de lumière dans un siècle enténébré par le génocide nazi.
Film de facture très « européenne » (réalisé par un allemand, interprété par des acteurs anglais, roumain, suédois), La Révélation est aussi un film sur l’Europe. Il exprime la mauvaise conscience d’un continent qui a assisté, impuissant et inactif, à des atrocités que l’on n’imaginait plus possibles depuis 1945, et ce à quelques centaines de kilomètres des grandes capitales européennes. Mais il montre également la terrible contradiction entre la grandeur des principes fondateurs et la réalité des intérêts particuliers, qui caractérise la construction européenne, entre la solennité des appellations et la trivialité des égoïsmes…