Stefan Zweig, adieu l'Europe©Arp Sélection

"Zweig était très sceptique sur l'idée même de l'intellectuel engagé"

Entretien
de Maria Schrader
106 minutes 2016

Stefan Zweig, adieu l'Europe de la réalisatrice Maria Schrader retrace les années d'exil de Zweig, hantées par le souvenir de ce monde d'hier et la nostalgie de sa terre natale. Construit autour de six épisodes distincts de ce long exil (à New York, en Argentine, au Brésil), avec en point d'orgue le congrès d'écrivains du PEN Club de 1936 à Buenos Aires, le film éclaire subtilement les contradictions déchirantes de Zweig, écartelé entre la beauté des paysages brésiliens et les échos d'un monde à feu et à sang, entre son pacifisme humaniste et le combat contre le nazisme, entre sa sensibilité d'écrivain et ses devoirs d'intellectuel engagé. Stefan Zweig, adieu l'Europe  livre ainsi un bel hommage à un écrivain dont la popularité ne s'est jamais démentie (c'est l'un des écrivains étrangers les plus lus en France), et dont la sensibilité semble profondément en phase avec les inquiétudes de l'époque.Pour en savoir plus, nous avons interrogé Jacques Le Rider, spécialiste de Stefan Zweig...

Zéro de conduite : Stefan Zweig, adieu l'Europe raconte l'exil sudaméricain de l'écrivain autrichien. Pouvez-vous nous rappeler dans quel contexte Stefan Zweig quitte l'Europe ?

Jacques Le Rider : Le film donne à voir plusieurs moments au cours des dernières années de la vie de Stefan Zweig, de son départ définitif dl'Europe en 1936 jusqu'à son suicide au Brésil en 1942. En janvier 1933 les nazis ont pris le pouvoir en Allemagne et à partir de 1934, commence en Autriche une période d'austro-fascisme, un régime autoritaire comparable au fascisme italien. Le 18 février 1934, la police effectue une perquisition dans la maison de Stefan Zweig à Salzbourg, suite à l'insurrection ouvrière viennoise. Stefan Zweig est soupçonné de collusion avec l'opposition sociale démocrate. Mais c'est un prétexte destiné à le déstabiliser. Zweig espérait rester en bons termes avec les autorités le plus longtemps possible, mais l'antisémitisme est si violent que même son statut d'écrivain ne le met pas à l'abri. Il décide alors de quitter le pays et de s'installer en Angleterre. Mais, craignant une extension du conflit, il quitte définitivement l'Europe et commence une vie de nomade.

La première partie de son séjour se déroule au Brésil où il est accueilli de manière exubérante et honorifique, à l'instar de la scène d'ouverture du film.

J.L.R : Depuis longtemps, Stefan Zweig avait imaginé écrire un livre sur le Brésil. Son livre Brésil, terre d'avenir vient juste de paraître quand il pose le pied sur le sol brésilien. Les Brésiliens se réjouissent qu'un écrivain européen leur consacre un livre. Stefan Zweig, qui réfléchissait jusque-là dans un cadre européen, tente désormais d'élargir l'horizon de sa pensée cosmopolite et supra-nationale à une vision mondiale (et non mondialiste). Il pense le monde comme l'Europe, d'un point de vue humaniste, celui de la culture et de la paix. Il plaide pour un cosmopolitisme mondial, une sorte de vision des nations unies avant la lettre, dont le Brésil serait un prototype, les États Unis d'Amérique du Sud. Il rêvait déjà des États unis d'Europe dans ses écrits des années 1920. Il voit dans le modèle brésilien d'intégration des noirs, des cultures amérindiennes, de la culture brésilienne d'origine portugaise, un modèle de cohabitation heureuse et pacifique des peuples, des cultures, des ethnies et des religions, puisque le paysage religieux brésilien est très varié.

Après le Brésil, il se rend en Argentine, à Buenos Aires, à un rassemblement international d'écrivains durant lequel il ne semble pas très à l'aise.

J.L.R : Stefan Zweig accepte l'invitation du PEN Club d'Argentine pour patronner de son nom célèbre le congrès international des gens de lettres. Ce congrès a une signification particulière puisque l'Allemagne est à l'honneur. Il n'est pas encore question de l'Autriche qui ne sera annexée par l'Allemagne qu'en 1938. Stefan Zweig est attendu aux côtés de l'écrivain Emile Ludwig, le représentant de l'Allemagne en exil. Tous deux sont sensés donner voix à tous ces écrivains dissidents, qu'ils soient des écrivains républicains comme Thomas Mann ou des sympathisants socialistes ou communistes comme le frère et le fils de Thomas Mann, Heinrich et Klaus Mann, ou encore Bertold Brecht. Stefan Zweig est lui plutôt réticent face à l'engagement politique. Depuis le début de l'année 1933, il a déçu de nombreux admirateurs par sa réserve, renâclant à signer des pétitions ou à intervenir dans des rassemblements politiques. Issu d'un milieu social aisé, bien intégré, il n'a pas une culture politique de gauche militante. Jusqu'à 1938, il espère toujours pouvoir sauver ses intérêts éditoriaux et assurer la diffusion de ses travaux, sinon en Allemagne, en tout cas en Autriche. Il est très sceptique sur l'idée même de l'intellectuel engagé, comme on le voit bien dans le film : pour lui, face à la violence des dictatures, la parole et l'écrit des intellectuels n'ont aucun poids. De plus, quand on prêche la paix et l'entente entre les peuples, on ne peut pas en même temps déchaîner à l'étranger, sur le sol argentin, une sorte de haine anti-allemande. Son souci est de faire le distinguo entre les Nazis et les Allemands, entre la barbarie nationale socialiste et la civilisation allemande. Il a un gros problème éthique, moral, et politique.

Que représente la figure de l'intellectuel engagé à l'époque de Stefan Zweig ?

J.L.R : Le XXème siècle aura été le siècle des intellectuels. Depuis l'affaire Dreyfus durant laquelle l'écrivain français Émile Zola interpelle directement le président de la République, on trouve normal qu'ils interviennent dans les débats politiques et de société. Ce modèle voltairien de l'écrivain, du philosophe, du savant qui met son autorité au service d'une cause politique retrouve une actualité brûlante à partir de 1914 : il s'agit alors de mettre en garde contre la guerre, ou au contraire soutenir l'effort de mobilisation nationale. Stefan Zweig s'inscrit dans une tradition qui remonte à Goethe et que Thomas Mann avait lui-même incarnée au moment de la Première Guerre mondiale. Dans Considérations d'un apolitique celui-ci expliquait que l'écrivain doit influencer ses contemporains par ses écrits humanistes plutôt que par ses prises de position politiques. C'est ainsi que Stefan Zweig a multiplié, pendant les années de montée du nazisme, des essais historiques donnant vie à de grands personnages humanistes, ayant défendu la cause de la paix, comme Erasme ou Castellion. Dans les années 1920, Zweig défend l'idée européenne contre les nationalismes mais il reste un cosmopolite idéaliste, refusant de s'engager aux côtés d'un parti politique. À partir de 1933, il déçoit les intellectuels antifascistes qui espéraient de lui des prises de position antinazies plus fermes. Zweig préfère en rester à ses plaidoyers humanistes et cosmopolites, tout en mesurant lucidement les limites d'une telle attitude, ce qui accentue en lui le sentiment de ne plus appartenir à ce monde de violence, de haine nationaliste et raciste qui s'est imposé à partir de 1933. Cela peut sembler paradoxal. Il apparaît dans le film comme un homme sensible et mélancolique qui se replie sur lui-même de manière défensive dès qu'on essaie de le pousser à prononcer des paroles politiques. D'un autre côté il signe des essais extrêmement engagés dans la défense de l'idée européenne.

Comment la question européenne et internationaliste est-elle perçue dans une telle situation de repli nationaliste ?

J.L.R : Dans les années 1920, l'idée d'un nouvel ordre international, et européen en particulier, fait son chemin (Société des Nations, rapprochement franco-allemand). Stefan Zweig accompagne cet espoir d'une paix durable de ses discours ardemment européens, très idéalistes et aussi supra-politiques que supra-nationaux. À partir de la grande crise de 1929 et de 1933, cet idéalisme au-dessus de la mêlée politique apparaît comme décalé, voire anachronique. Mais Stefan Zweig parle au nom d'une conviction profonde qui n'a rien perdu de son actualité : si l'enracinement de chacun dans une identité culturelle, linguistique et dans un pays natal (sens étymologique de nation) est à la fois naturel et souhaitable, le nationalisme est en revanche une des illusions les plus dangereuses de l'Humanité. Le nationalisme promet le bonheur à chaque peuple dans le repli sur soi et contre les autres nations, mais il n'apporte que le malheur et la guerre, économique et commerciale d'abord, et presque inévitablement aussi la guerre tout court. Voilà le message de Stefan Zweig : l'Europe doit protéger la vie de ses peuples contre la pulsion agressive et mortifère du nationalisme. Son histoire prouve que le nationalisme l'a toujours ruinée et tuée et que la civilisation européenne ne vit que grâce à ses transferts culturels, commerciaux et économiques, à ses migrations et ses brassages démographiques, à son intégration transnationale. C'est la parole d'un idéaliste antipolitique qui a beaucoup plus d'importance que tous les discours des soi-disant réalistes politiques dont on constate l'impuissance et l'échec.

Propos recueillis par Magali Bourrel

Jacques Le Rider, germaniste, est directeur d'études à l'École pratique des hautes études. Il a traduit et préfacé deux volumes d'essais de Stefan Zweig : Derniers messages, Paris: Bartillat, 2013 (réédition Omnia Poche, 2014 ; deuxième tirage 2016) ; et Appels aux Européens, Paris: Bartillat (Omnia Poche), 2014.